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Cet article boucle huit années de réflexions à propos de la conception de jeux. Tout ce que j’ai écrit jusque-là sur la conception de jeux de rôle visait directement ou indirectement ce sujet. Il m’a fallu beaucoup de temps pour l’assimiler et réussir à le formuler. Je vous encourage à me laisser des commentaires si vous souhaitez approfondir la question ou pour de plus amples explications.

Comme nous l’avons vu dans un article précédent, la base d’une mécanique incitative se conçoit comme : “faire A → recevoir récompense B”. Ou “pour recevoir récompense B → il faut faire A”.

L’incitation peut parfois sembler forcée, directive, trop évidente, artificielle, trop externe aux intérêts du personnage, alors que par définition, une incitation est toujours censée laisser le choix au joueur de la suivre ou de ne pas la suivre.

Pour éviter ce biais et affiner les incitations lors de la conception d’un jeu, on peut créer des conditions, des risques ou des conséquences secondaires, par exemple :

  • je peux relancer les dés pour tenter de gagner un conflit que je suis en train de perdre, mais ça augmentera le côté sombre de mon personnage ;
  • je peux gagner un bonus si je commets une action cruelle ;
  • je peux gonfler ma réserve de dés si je gagne des combats, mais un combat est une importante prise de risque ;
  • si je veux gagner un bonus, je dois agir conformément à mes valeurs, ce qui risque de créer des complications dans certaines situations ;
  • etc.

De cette manière, chaque avantage se doublant d’un prix à payer ou d’une contrepartie, la mécanique ne se contente plus de donner une directive, mais un véritable choix à soupeser. La mécanique n’est plus univoque, elle devient une tentation, un quitte ou double, une gestion de ressources à double tranchant, etc.

C’est le premier pas pour concevoir des incitations qui ne soient pas artificielles.

Les idées de récompense et d’encouragement à agir dans un sens donné doivent s’inscrire dans un tout. La carotte ne suffit jamais à obtenir un comportement donné1, elle se contente de le valoriser et donc de donner un signal clair sur l’orientation voulue pour la partie, dans la mesure où cette récompense est cohérente avec le reste du jeu.

Le bâton est généralement contre-productif dans un loisir tel que le jeu de rôle, qui est une activité nécessitant des relations apaisées entre participants et un consentement global pour bien fonctionner. Personne n’est obligé de jouer, les sanctions peuvent donc nuire à la qualité de la partie, dès lors qu’elles semblent injustes.

Une partie de jeu de rôle fonctionne sur une intrication complexe d’éléments en apparence dissociables, mais tout à fait interdépendants, par exemple :

  • Le partage des Responsabilités (sur le monde, les personnages, l’intrigue, c’est-à-dire : qui a le droit de parler à propos de quoi)
  • La présence d’un scénario ou d’une préparation du MJ (et sa structure).
  • La préparation des personnages-joueurs.
  • Les techniques de MJ (si MJ il y a).
  • Le contrat social (comment se met-on d’accord sur ce à quoi on va jouer, les relations entre vraies personnes autour de la table, mais aussi comment on va jouer et comment on résout les éventuels problèmes autour de la table).
  • L’Économie2 du jeu (les paramètres d’évolution des personnages, l’interaction entre toutes les règles, incluant les mécaniques de résolution).

Exemples d’incitations non directives

Ayant joué et mené un bon nombre de scénarios, dans différents jeux, qui visaient à piéger les joueurs et à les mettre au défi de se montrer suffisamment méfiants, préparés et perspicaces pour doubler le MJ afin d’éviter de faire mourir leurs personnages, je me suis rendu à l’évidence que cela tendait à encourager les joueurs à se comporter avec discernement, à prévoir différentes issues possibles avant toute action, à avancer à tâtons et à essayer d’anticiper les pièges du scénario et prendre le MJ à son propre jeu.

Bien sûr, tous les joueurs ne joueront pas forcément le jeu, quelles qu’en soient les raisons, mais cela crée une tendance, souvent d’autant plus forte que cela constitue une pratique prisée par les participants.

Ce comportement m’a sauté aux yeux quand j’ai commencé à jouer différemment : quand ma préparation et mes techniques de MJ ne visent pas à piéger les joueurs et qu’ils en sont conscients, ils ont tendance à agir avec bien plus d’audace, de spontanéité et ce d’autant plus que l’on joue avec des règles transparentes, qui donnent au joueur du contrôle sur la mort de son personnage, par exemple : dans Dogs in the Vineyard de Vincent Baker, la mort est toujours évitable et découle toujours d’une prise de risque volontaire et calculable de la part du joueur, un PJ ne meurt jamais bêtement, sa mort est toujours un sacrifice. Dans Apocalypse World du même auteur, on peut toujours subir un handicap pour retarder sa mort. Dans Polaris, Chivalric Tragedy at the Utmost North de Ben Lehman, un personnage-joueur ne peut mourir qu’une fois qu’il est devenu vétéran, c’est-à-dire dans le dernier tiers de la campagne, le joueur n’est pour autant pas hors-jeu, puisqu’il peut encore jouer les PNJ.

Les enjeux ne sont plus les mêmes, il ne s’agit plus de déjouer les plans du MJ, mais de jouer des scènes vivantes et extraordinaires parce qu’elles découlent de leurs propres décisions. On joue pour voir où ça va nous mener, quels choix on peut faire et quelles conséquences ils vont avoir.

Les deux façons de jouer valent leur pesant d’or, ce qui m’intéresse, c’est de mettre en lumière à quel point la préparation et les techniques du MJ peuvent avoir une forte influence sur notre façon de jouer.

Bien entendu, tous les joueurs n’adopteront pas le comportement décrit, quelles qu’en soient les raisons, peut-être leur faudra-t-il un temps d’adaptation si ça ne correspond pas à leurs habitudes, ou peut-être ne prendront-ils aucun plaisir dans l’une de ces pratiques (il en existe bien d’autres que celles que je présente ici).

Qu’est-ce que le Vide Fertile ?

En jeu de rôle comme ailleurs, le tout est plus que la somme des parties.

Chaque élément d’un jeu ou d’une pratique crée des incitations, parfois invisibles, ou subtiles et les moindres détails d’une pratique ou de la conception d’un jeu peut modifier en profondeur une expérience, comme nous le montrent les deux exemples ci-dessus. Le Vide Fertile3 est au carrefour de toutes les incitations que produit un système au sens bakerien4, celles qui sont plus ou moins évidentes (les mécaniques, notamment) et celles qui sont invisibles.

Je le résumerais par : “la manière dont l’ensemble des règles, techniques de jeu et de l’éventuelle préparation influent sur la part de liberté de mouvement, de créativité et d’interaction laissée aux participants pendant le jeu”. Autrement dit, les blancs laissés aux participants par le système.

Le but de cet article est d’aborder la façon dont l’ensemble des composantes d’un jeu ou d’une pratique peuvent créer des incitations complexes, qui ne soient pas bêtement directives, mais qui incitent les joueurs à agir ou créer dans une direction commune sans en faire une prescription didactique.

Exemples de Vides Fertiles

Il n’est pas évident de dessiner du vide, il faut généralement se contenter d’esquisser ce qui l’entoure. C’est l’exercice auquel je me suis prêté et pour lequel j’ai choisi deux jeux que j’ai eu le temps d’analyser en profondeur afin d’en comprendre leurs dynamiques et subtilités respectives : j’ai choisi Dogs in the Vineyard et Prosopopée. Le premier parce que son Vide Fertile est remarquable et que j’ai pris le temps de l’analyser sous toutes les coutures (ou presque) et le deuxième étant ma création, je le connais comme ma poche et j’ai pu observer longuement les conséquences de mes choix de conception.

Dogs in the Vineyard de Vincent Baker

Mécaniques de résolution

Dans Dogs in the Vineyard, la mécanique de résolution est un réseau d’incitations complexes :

Au premier niveau, le joueur doit choisir les dés qu’il va avancer pour tenter d’infliger des coups à son adversaire, l’affaiblir, mais aussi économiser ses dés restants. Le jeu l’encourage, à cette étape de jeu, à se montrer efficace et à jouer au mieux pour obtenir gain de cause.

Au deuxième niveau, le joueur a la possibilité d’escalader, c’est à dire de changer de mode d’action pour augmenter le nombre de dés à lancer (passer par exemple du dialogue au combat), ou d’impliquer de nouveaux Traits dans le jeu pour obtenir également des dés supplémentaires. Que le joueur cherche à inverser le rapport de force en sa faveur ou à consolider sa position dominante,

L’escalade tend à aggraver les conséquences du conflit sur l’adversaire, qui peut lui-même escalader en retour. Ainsi, le joueur peut décider de ne pas optimiser ses chances de succès car il ne veut pas faire de mal à son adversaire (qui dans le jeu peut-être un membre de sa famille, une personne appréciable ou respectable, ou un coéquipier) ou parce qu’il ne souhaite pas voir le conflit gagner en violence, car ce serait également une prise de risque pour lui.

Au troisième niveau, le joueur a toujours la possibilité d’abandonner pour limiter les conséquences négatives du conflit. Quand le conflit se termine, on applique les règles pour établir quelles conséquences tout cela aura sur les fiches des participants. Créer ou modifier des Traits, diminuer ou augmenter une Caractéristique, mais aussi à quel point les blessures du personnage sont graves, et quel est le risque de le voir mourir ?

Alors que le premier et le deuxième niveau incitent le joueur à prendre des décisions pour résoudre des enjeux à court terme (je ne veux pas subir ce que l’autre tente de m’infliger immédiatement), le troisième niveau demande de prendre du recul sur les événements5.

Les joueurs ressentent souvent une tension entre leurs objectifs et les conséquences possibles. Leurs décisions parlent de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas et de toute l’ambiguïté entre ces deux valeurs. Le troisième niveau permet de prendre du recul sur ce qui s’est passé et d’en établir les conséquences. C’est le moment où le joueur peut être juge de ses propres actes. Les enjeux immédiats des niveaux 1 et 2 se heurtent à cette prise de recul et les joueurs expriment parfois des regrets, voire de la culpabilité.

C’est une des particularités de la mécanique de résolution de Dogs in the Vineyard, elle est capable de nous faire prendre des décisions déraisonnables, c’est-à-dire de nous amener à faire des choix que l’on peut regretter par la suite, dont les conséquences nous échappent et que l’on n’aurait jamais fait sans le concours de ces mécaniques. Le télescopage de différents enjeux situés à différents niveaux nous met en position de prendre de telles décisions. Et ce phénomène est une source d’émotions intenses et donc de plaisir, pour les amateurs du jeu.

Mais bien sûr, la mécanique seule ne suffit pas, l’ensemble de la structure du jeu est nécessaire pour obtenir un tel résultat et une problématique forte autour des questions de violence et de morale religieuse.

Le rôle des PJ

Les personnages des joueurs ont la responsabilité de guérir les communautés pieuses de leurs péchés et ils ont toute autorité pour appliquer la sentence, par le dialogue, avec leurs poings ou leurs armes à feu. Ils devront d’ailleurs faire face à l’autorité de leur ordre s’ils échouent ou si les choses empirent dans les villages après leur départ.

Cette responsabilité fictionnelle joue un rôle prépondérant : elle place les joueurs en position de juge et de police des mœurs et place sur leurs épaules un lourd fardeau, celui de régler à peu près tous les problèmes sociaux, psychologiques, relationnels et religieux, qui les mettent souvent dans des positions impossibles, comme devoir châtier une personne pour laquelle les joueurs ont de l’affection, par exemple ou stopper des villageois qui pensent être dans leur bon droit de pendre un voleur.

Les hacks de ce jeu peuvent perdre ce qui en fait le sel, dès lors qu’ils omettent de placer les joueurs dans le rôle de police des mœurs, et ce, d’autant plus que les communautés pieuses de l’Utah du 19e siècle n’ont pas du tout le même sens de ce qui est moral que nous et où des choses qui peuvent paraître anodines pour le joueur peuvent mettre un village à feu et à sang. L’intensité des enjeux des mécaniques de résolution dépend en très grande partie de cette position dans laquelle sont mis les personnages des joueurs.

La méthode de préparation de village pour le MJ

Cette méthode propose de créer les problèmes du village par ordre croissant de gravité : de quelle manière les problèmes mineurs, voire anodins ont engendré des problèmes plus importants, allant jusqu’au crime, à la sorcellerie rendant la situation épouvantable.

Les joueurs découvriront petit à petit tout ce qui se trame, ce que les PNJ ont fait et leurs raisons d’agir.

Les thèmes moraux forts sont donc plantés durant cette préparation de village, le rôle de police des mœurs des PJ n’est jamais simple, car chaque PNJ pense être dans son bon droit ou agit par la force du désespoir. Et celui qui pèche n’est pas forcément une mauvaise personne. Tout est en nuances de gris et cette ambiguïté est une force pour le jeu.

De plus, cette méthode de préparation étant parfaitement ouverte, le MJ connaît les problèmes, mais ne sait pas ce que les joueurs vont en faire. Cela permet de se recentrer sur ce qui compte vraiment : explorer les conséquences des actes des personnages. Ainsi, cela permet de se concentrer sur le sens de leurs actes, sur leur justice, leurs excès et leurs entorses aux lois divines.

Les villageois sont toujours là pour rappeler aux joueurs leur rôle et ce que la morale est censée leur dicter (avec toute la subjectivité que cela comporte). Ainsi les conflits s’enchaînent et l’histoire continue de se dérouler, quels que soient les choix des PJs et même grâce aux choix des PJs.

Comment mener le jeu ?

L’un des derniers chapitres du livre donne au MJ les moyens pour renforcer la grande dynamique du jeu, notamment : mener les joueurs au conflit, révéler le village activement, suivre les joueurs à propos de ce qui compte et n’ayez pas de solution en tête.

Ces techniques ne sont pas en soi révolutionnaires, mais mises ensemble, elles catalysent le reste du jeu, elles mettent au premier plan tous les autres enjeux cités plus haut en évitant d’employer des techniques contre-productives.

Le Vide Fertile dans Dogs in the Vineyard

…est le point de convergence de toutes ces incitations :

→ Le jeu place les joueurs en position de juges face à des villageois qui font au mieux face à leurs problèmes quotidiens

→ C’est aux PJ d’exécuter la sentence, ils ont toute l’autorité pour ça

→ Ils devront rendre des comptes si ça tourne mal (le jeu demande au MJ de prévoir ce qui arrive au village si les PJs n’interviennent pas)

→ Les problèmes sont toujours moralement ambivalents

→ Les PJ ont une mission qui peut s’opposer parfois à leurs valeurs, ou à ce qui compte pour le joueur

→ Les joueurs ont une liberté de conscience totale

→ L’histoire n’est que le produit des conséquences de leurs actes et de ceux des PNJ → Ils sont donc entièrement responsables des conséquences de leurs actes

→ Les techniques de MJ servent à appuyer dans ce sens et à le mettre en situation de faire du chantage6 aux joueurs par l’intermédiaire de ses PNJ

→ Lors des conflits, les différents degrés d’enjeux se brouillent pour pousser les joueurs à la faute ou à prendre des décisions regrettables

Les joueurs sont donc pris dans cette spirale, toutes leurs décisions y prennent part et d’intenses problématiques morales émergent pendant les parties. J’ai pu voir des joueurs terrorisés face à un dilemme, de jeunes joueurs qui appréhendaient le jeu sous un angle bourrin et optimisateur, comme une pure question de défi, abandonner un conflit, penauds, pour ne pas faire de mal à un PNJ qu’ils affectionnaient, voire finir par tenter de tout résoudre sans violence.

Il faut comprendre le Vide Fertile comme l’idée qu’une technique ou une règle seule n’est rien, qu’elle ne se définit que dans un tout cohérent7. Si vous prenez n’importe quel bout de Dogs in the Vineyard sans le reste, vous perdrez son Vide Fertile.

Prosopopée, un jeu de ma création

La structure

Prosopopée possède une structure narrative organique : quand le jeu commence, les participants ne savent pas encore de quoi l’histoire et le monde, seront faits. Les personnages doivent découvrir, en même temps que les joueurs, les problèmes du lieu qu’ils visitent, puis les régler. Ces problèmes concernent toujours la relation des communautés humaines avec la nature et le surnaturel.

Deux éléments permettent de donner une dynamique et une direction à l’histoire : les dés d’Offrande et les dés de Problèmes.

Un joueur donne un dé d’Offrande à un autre quand ce qu’il dit lui a plu. Les joueurs amassent donc des dés d’Offrande au fil de la partie. Ils leur serviront à résoudre les Problèmes. Ces dons de dés sont le rythme de la partie. Tant qu’un joueur ne possède pas suffisamment de dés pour résoudre un problème, il devra continuer à mener l’investigation, à dévoiler les lieux, rencontrer leurs habitants et creuser leur histoire. Cela crée un rythme lent, tout à fait adapté à un jeu contemplatif, car il permet que le principal enjeu soit de décrire de belles choses.

C’est rendu possible parce que les joueurs ne sont jamais amenés à résoudre des enjeux par réaction immédiate à des agressions. Le temps long du jeu fonctionne parce qu’il faut du temps pour amasser des dés afin de résoudre ce qui compte vraiment au niveau du macrocosme. Les enjeux sont le “Déséquilibre” du monde, pas les problèmes personnels des personnages. Les joueurs pouvant se concentrer sur les problèmes globaux, plutôt que sur ceux de leurs personnages, il peuvent donc agir avec altruisme et désintéressement.

Les joueurs placent également des dés de Problèmes sur une feuille (appelée Cercle des Couleurs), en les décrivant, ce qui permet d’identifier les problèmes qui comptent vraiment et ceux qui s’avèrent anodins. Le score de ces dés indique leur difficulté.

Les problèmes sont émergeants, personne ne sait au début de la partie de quoi il va retourner. Une fois que les joueurs possèdent suffisamment de dés d’Offrande, ils peuvent résoudre le dé de Problème de leur choix.

Cela donne un caractère imprévisible à la partie :

  • quels seront les problèmes (l’évolution de la partie peut conduire à la création de problèmes inattendus, puisque dépendants de ce que chacun dit) ?
  • dans quel ordre seront-ils résolus (et du coup cela joue sur la compréhension des causes et des conséquences de l’ensemble des problèmes) ?
  • qui va résoudre quel problème et comment ?

De plus, en cas d’échec, certains problèmes sont amenés à changer et notre compréhension de la situation avec.

Voilà pourquoi cette structure est organique et non linéaire : même quand la partie est bien avancée, les choses peuvent changer, échapper aux joueurs. Cela brise le sentiment de toute puissance et la possibilité du consensus quant à la résolution de l’histoire.

Enfin, l’une des spécificités du jeu est que l’on ne peut jamais vraiment échouer (sauf si les joueurs abandonnent d’un commun accord, si la tâche s’avérait trop difficile). La partie s’arrête généralement quand tous les problèmes ont été résolus. Cela inhibe tout défi, toute compétition quant à la réussite ou non des objectifs des joueurs. Le jeu évite tout sentiment de linéarité grâce au caractère organique et imprévisible de l’histoire et de la création commune du monde au pied levé.

Le partage de Responsabilités

Dans Prosopopée, le partage des Responsabilités narratives est très large8, c’est-à-dire que les joueurs ont la liberté de décrire le décor, l’intrigue et les personnages secondaires à loisir. Comme il n’y a pas de préparation préalable, cela permet de ne pas faire reposer la création au pied levé sur une seule personne, la conjugaison des cerveaux produit une synergie créative et le suspense naît de l’impossibilité de prévoir les apports des autres9.

Ce partage large des Responsabilités est ce qui donne aux joueurs un grand espace dans lequel ils peuvent éprouver toute l’amplitude de leur créativité. Ils sont encouragés à se montrer créatifs et le moindre ajout de détail anecdotique peut revêtir une très grande importance pour la suite de l’histoire, ce qui est la plus grande récompense que le jeu offre aux joueurs : que leurs apports à la fiction puissent prendre une grande importance pour la suite de l’histoire, simplement en réincorporant (et éventuellement en développant) ce qui a été dit avant.

De plus, ce partage large des Responsabilités sur la fiction permet également aux joueurs de pouvoir inventer pendant le jeu les solutions et les explications relatives aux problèmes et de conférer à leurs personnages toute la culture et toute la sagesse nécessaire à leur rôle, sans avoir à ingurgiter des encyclopédies avant la partie10.

La création de contenu fictionnel brut et son appréciation (ce que Ron Edwards appelle l’Exploration) sont mises au premier plan, car les enjeux de type “défi” sont inhibés et le positionnement des joueurs par rapport aux notions de bien et de mal est déjà tranché (il faut rétablir l’équilibre entre nature, surnaturel et humains).

Mécaniques de jeu

Pendant le jeu, le renforcement de l’esthétique de la fiction est central. La mécanique de récompense via les dés d’Offrande n’est pas ce qui conduit le joueur à respecter le canon commun11, c’est le fait de devoir construire sur ce qui a été dit avant sans planifier ce que l’histoire devrait devenir.

Le don de dés d’Offrande permet seulement de renforcer l’importance de cet enjeu. Il valide le fait de jouer dans ce sens et il met tout le monde d’accord à ce sujet. Il permet également de communiquer sur ce que les joueurs préfèrent sans interrompre la fiction, donner des pistes quant à la direction que le groupe privilégie pour l’histoire et le monde que l’on crée. Il donne un coup de pouce à une dynamique déjà présente dans le jeu, la valide, la récompense et augmente le plaisir de jouer dans la bonne direction.

Les dés de Problèmes jouent également un rôle important à ce sujet, puisqu’ils permettent aux joueurs de décider quels seront les enjeux principaux de la partie et donc de mettre en valeur les idées et créations des autres, en leur donnant un rôle central dans l’histoire. Quand un joueur place un dé de Problème, il verrouille un élément de la fiction et en fait un élément clef de la partie.

Les joueurs peuvent modifier ce qu’ils veulent comme ils le veulent dans la fiction. Verrouiller un élément de la fiction signifie qu’il n’est plus malléable. Les joueurs le notent sur une fiche, il résiste désormais à la volonté des participants. Le seul moyen de le faire céder est de lancer les dés d’Offrande amassés au cours de la partie. Les dés d’Offrande et les dés de Problèmes participent d’une même boucle, toutes les composantes du jeu interagissent et stimulent la création et les interactions sociales des participants autour de la table dans une direction commune, la fiction et les mécaniques s’alimentent mutuellement, la boucle est bouclée.

Les Médiations (les Caractéristiques du jeu) orientent la manière de résoudre des Problèmes en proposant au joueur d’employer des moyens créatifs, sages, intellectuels, etc. Techniquement, ils ne suffisent pas à inciter les joueurs à limiter la violence, et certaines formes de violence peuvent parfois se révéler justifiées. Mais conjuguées à l’incitation à l’altruisme, au fait que les Médiums ne sont pas affectés eux-mêmes par les Problèmes et qu’ils doivent rétablir l’équilibre entre humains et nature/surnaturel encourage les joueurs à agir à la façon de sages érudits, et donc sans utiliser de méthodes guerrières.

La limite des hacks du jeu tient au fait que les Médiums sont intouchables, que la résolution ne fonctionne pas par action/réaction, mais sur la découverte progressive des problèmes et des moyens de les résoudre, et que les problèmes et les Médiations les poussent à se comporter comme des médiateurs.

Enfin, un petit nombre de conseils permet de faciliter l’appréhension du jeu dans le sens de sa démarche globale, comme par exemple : “Ne nommez pas, décrivez”, “Prenez le temps d’apprécier les silences”, “Personne ne doit planifier l’histoire”, etc.

Le Vide Fertile dans Prosopopée

L’ensemble des éléments du jeu que je viens de décrire (et d’autres encore) créent les conditions et incitent à la contemplation, à la poésie. Les parties ressemblent souvent à un rêve éveillé collectif. C’est le Vide Fertile, qui est le produit de l’ensemble des composantes du jeu et de son impact sur les processus créatifs et sociaux.

→ Les Médiums doivent découvrir les Problèmes entre humains et la nature/le surnaturel

→ Personne ne sait rien de ce que l’on va trouver, ni de l’histoire (il ne faut pas planifier l’histoire)

→ Les dés d’Offrande et de Problèmes donnent un temps de jeu lent et contemplatif, ainsi qu’une structure organique à l’histoire : ils créent de l’incertitude quant à l’évolution de l’histoire, à l’émergence des Problèmes et de comment elle va se résoudre, et en cas d’échec, les Problèmes peuvent changer et échapper aux joueurs

→ On ne peut jamais échouer (sauf abandon collectif) ce qui inhibe les enjeux de défi et de compétition

→ Les dés d’Offrande permettent de communiquer silencieusement sur la direction qui plaît au groupe, ce qui facilite la constitution d’un canon commun

→ Ce qui incite à respecter le canon, c’est le fait de construire sur ce que les autres ont dit

→ Les dés de Problèmes permettent d’établir ce qui compte vraiment pour l’intrigue et de valoriser les apports des autres

→ Ils créent également une résistance sur des éléments de la fiction, qui ne peut être rompue qu’en lançant les dés (ce qui fait boucler l’Économie du jeu)

→ Les Problèmes n’affectent pas les Médiums, ils sont centrés sur les communautés humaines et sur la nature/le surnaturel, les joueurs peuvent donc se montrer altruistes

→ Les Médiations orientent les résolutions de Problèmes dans des directions autres que le combat ou la violence

→ Le large partage de Responsabilités permet de conjuguer la créativité des participants et d’ouvrir de grands espaces de créativité

→ Les joueurs ont toute latitude pour inventer la culture de leurs Médiums et les rendre “sages” de toutes les manière qu’ils désirent

→ Les enjeux de défi et de se positionner par rapport au bien et au mal sont inhibés, l’Exploration au sens de Ron Edwards peut être la priorité des parties

→ Les conseils facilitent une manière de jouer en accord avec le reste

Voilà donc toutes les incitations à l’œuvre dans le jeu (j’ai omis les mineures). Elles convergent toutes pour construire une démarche solide.

Si l’on voulait produire le même effet par une incitation directe, il faudrait donner une injonction au joueur de type : si vous dites quelque chose de poétique/contemplatif/qui contribue au rêve éveillé, vous gagnez un bonus ! Or, les dés d’Offrande ne font pas une telle chose, ils guident le jeu et permettent de valoriser les joueurs qui séduisent le plus les autres (ce qui est déjà la démarche du jeu, même si on enlève les dés d’Offrande, ils ne font que la renforcer), sans influencer le contenu de leurs contributions.

Du coup, les joueurs se trouveraient dans un effort créatif OuLiPien, mais une telle approche met le joueur en situation de performance et cela tend à rompre toute causalité avec les enjeux fictionnels et les intérêts de son personnage (ce que Prosopopée préserve au contraire). Typiquement, ce type d’incitations est inapproprié pour de l’incitation directe si l’on veut obtenir un minimum de nuance, de spontanéité et de fraîcheur. Mieux vaut créer les bonnes conditions, faciliter et renforcer une certaine forme de jeu que donner des injonctions.

Le Vide Fertile consiste à réinsérer les incitations dans une structure organique et en symbiose avec les enjeux de la fiction, en faire une dynamique plutôt que des panneaux indicateurs.

Conclusions

Le Vide Fertile est le contraire de forcer les joueurs à aller dans un sens donné. Il tire partie des potentialités du jeu en matière de choix et de créativité. Le jeu fournit un terreau dans lequel les joueurs puisent, le cadre dans lequel ils peuvent éprouver pleinement leur liberté et ils sont encouragés à créer dans des directions bénéfiques pour le jeu et pour la fiction.

Les éléments du système doivent être conçus en convergence et pour le groupe de joueurs (MJ compris). Tous les jeux possèdent des espaces blancs laissés aux joueurs et au MJ, mais beaucoup ne les transforment pas en une dynamique créative et sociale.

C’est quand le jeu vous fait faire des choses qui vous surprennent vous-mêmes, quand vous avez le sentiment qu’il se produit plus que ce que chacun pourrait apporter individuellement (la conjugaison des cerveaux et du système) que l’on peut parler de Vide Fertile fort.

VAMPIRES, a postmodern roleplaying game, de Victor Gijsbers, donne un exemple d’injonction tuant le Vide Fertile. Un joueur est exhorté à agir avec cruauté dans des scènes prévues à cet effet et les autres jugent le niveau de sa performance (d’autres scènes mettent en jeu des conflits entre vampires). D’une part, l’effort se dissocie des intérêts fictionnels du personnage, les joueurs se trouvent en situation de performance pure pour mettre les autres joueurs mal à l’aise.

Les descriptions peuvent être intenses, mais la motivation des joueurs et la raison pour laquelle on va commettre des actes de cruauté est externe à la fiction : c’est la mécanique qui nous le demande et la qualité de la performance est le fait du joueur et non du jeu, qui se contente de renforcer sa créativité, sans donner le terreau et sans inscrire ces actes dans une causalité d’actions et de décisions qui permettraient de leur donner du sens en faisant de toute cette cruauté l’aboutissement des décisions du joueur. C’est un cas typique où le jeu cherche à créer une motivation, plutôt que de renforcer une motivation déjà existante. Sur la durée, ces scènes finissent par paraître forcées, artificielles, vides de sens.

Dans VAMPIRES, l’incitation devient purement mécanique et détachée des enjeux fictionnels. OK, la cruauté des vampires est leur façon de se nourrir (en gorgeant une réserve de dés) et le but du jeu est de nous pousser à l’inhumanité. Mais cette inhumanité demeure artificielle. Difficile de s’y engager si ce n’est pas le fruit d’un engrenage progressif ou une légitimation par des choix personnels, mais une pure contrainte mécanique. Si on ne le fait pas, notre personnage n’aura pas les moyens de rivaliser avec les autres vampires, donc la boucle de l’Économie du jeu existe et fonctionne, mais elle est mécanique et non organique et étouffe le Vide Fertile.

Certains jeux possèdent du contenu, des règles et des techniques qui s’éparpillent dans plusieurs directions (Cf. Vampire la mascarade, à ne pas confondre avec VAMPIRES, a postmodern roleplaying game dont je viens de parler), d’autres les mettent ensemble en les laissant flotter conjointement sans générer d’interactions fertiles entre elles (Cf. L’Appel de Cthulhu). Le Vide Fertile ne peut exister que si l’ensemble des composantes du jeu convergent et bouclent pour produire une spirale créative et sociale positive. De plus, quand un scénario prévoit trop l’histoire, il remplit le Vide Fertile à l’avance et ne permet pas aux joueurs de se l’approprier.

Dans le schéma de Vincent Baker, l’Économie est la roue et le Vide Fertile est la spirale en son centre, générée par son mouvement.

Tout se joue au niveau préalable au moment où les joueurs (MJ compris) prennent des décisions : l’ensemble des choses en jeu comptent dans ces moments particuliers, la façon dont ils pèsent, orientent, stimulent, créent des tensions, rendent certaines choses possibles, rendent intéressantes, éliminent les options parasites, facilitent, renforcent, créent une émulation, ouvrent et resserrent les possibilités…

Une fiction de faible intérêt (si on la retranscrivait fidèlement après la partie) peut être issue d’une partie de jeu de rôle formidable, car les faits fictionnels énoncés ne retranscrivent jamais la totalité de ce qu’il se passe dans le processus de décision d’un joueur et de l’influence que ses camarades et le système ont dessus, ce que Romaric Briand nomme le Maelstrom12.

Ni le Maelstrom, ni le Vide Fertile ne sont accessibles lorsqu’on assiste à une partie sans y prendre part ou lorsqu’on lit une retranscription de sa fiction. Et ce sont pourtant les deux choses les plus importantes de toute partie de jeu de rôle.

Le Vide Fertile est aussi la raison pour laquelle on ne peut pas juger correctement un jeu de rôle à la lecture de son manuel. Il est impossible de saisir la façon dont ses composantes mises ensemble produiront un Vide Fertile, ni s’il sera fort ou non.

Quand vous écrivez un jeu, le Vide Fertile est tout ce qui compte, la raison pour laquelle vous créez des règles, des techniques et du contenu. Il n’y a pas de recette pour construire un jeu produisant un Vide Fertile fort. Le but de cet article est de le mettre en évidence. Mon meilleur conseil à présent : jouez à des jeux à Vide Fertile fort. Réfléchissez à la façon dont ils le produisent et pourquoi certaines choses émergent fréquemment dans la pratique de certains jeux alors qu’aucune mécanique n’en porte le nom !

Le sujet est immense, et je vous invite à en discuter ici-même. Posez-moi des questions, parlez-nous de vos propres expériences de Vides Fertiles, approfondissons la question, aidons ceux que cela intéresse à consolider le Vide Fertile produit par leurs jeux.

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1 La motivation d’un individu à faire quelque chose dépend du sens qu’il y met, de ses relations avec les personnes avec qui il interagit et de nombreux autres paramètres sur lesquels on ne peut agir. Il est possible de renforcer une motivation déjà présente. Mais pas de créer de la motivation. Voir le concept de renforcement en psychologie sociale : http://fr.wikipedia.org/wiki/Motivation#Les_th.C3.A9ories_du_renforcement

2 L’Économie, “Currency” en anglais, est expliquée plus en détail dans cet article de Vincent Baker (en anglais) : http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/497 et sur le Provisional Glossary (en anglais) : http://indierpgs.com/_articles/glossary.html
Vous trouverez à l’adresse suivante un schéma de l’Économie de
Poison’d de Vincent Baker (en anglais) : https://docs.google.com/drawings/pub?id=1AoKhvMN3Nz9rCsbwjzTukWFuavnu5b4b1D6F7oXI84&w=960&h=720

3 Ce concept est présenté par Vincent Baker sous la forme d’un schéma précédant une discussion passionnante (en anglais) : http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/119

4 Le système, selon Vincent Baker, est la façon dont on se met d’accord pour prendre des décisions dans la fiction. Cela comprend l’ensemble des règles véritablement utilisées, les techniques habituelles du groupe et celles employées ad hoc. Ainsi, la présence d’un scénario, sa structure, le partage de la narration etc. font partie du système. Voir la définition du Provisional Glossary (en anglais) : http://indierpgs.com/_articles/glossary.html

5 Dan Maruschak identifie ce phénomène comme une différence de “distance psychologique”, d’après les théories des psychologues Yaacov Trope et Nira Liberman (en anglais) : http://www.danmaruschak.com/blog/2013/06/28/foreststreesandrpgs/

6 Voir la résistance asymétrique Négociation/Chantage dans l’article suivant : http://www.limbicsystemsjdr.com/laresistanceasymetrique/

7 Toujours à propos de l’Économie : alors qu’une mécanique pourra sembler adaptée pour un jeu donné et renforcer sa dynamique, elle peut s’avérer un frein pour un autre, voire se trouver inadaptée. Le principe fondamental pour obtenir une Économie forte est de considérer l’influence de chaque mécanique sur les autres comme une roue qui tourne sous l’impulsion des joueurs et qui peut s’avérer un cercle vertueux et/ou vicieux, conduisant l’histoire et les personnages vers leur accomplissement ou vers leur perte ; avec dans certains jeux un grand dégradé de nuances entre ces deux issues possibles et dans d’autres un seul type de dénouement possible.

Voir l’article Les niveaux d’un système : http://www.limbicsystemsjdr.com/lesniveauxdunsysteme/

8 Pour plus d’explications sur la différence entre partage de Responsabilités serré ou large, écouter le podcast Responsabilités, Positionnement et Machines à saucisse : http://www.lacellule.net/2014/05/podcastjdrresponsabilite.html

ou lire son résumé : http://www.limbicsystemsjdr.com/podcasttoutjeuderolepartagelanarration/

9 Observation de Benoît “Yglirin” dans le fil [On mighty Thews] Narration partagée et prévisions sur le forum Silentdrift : http://www.silentdrift.net/forum/viewtopic.php?f=19&t=2656#p21629

10 Pour un développement de ce point, lire Partage de narration, exemple : les sages de Prosopopée : http://www.limbicsystemsjdr.com/partagedenarrationexemplelessagesdeprosopopee/

11 Le canon d’une partie de jeu de rôle est le cadre selon lequel les participants définissent ce qui est acceptable dans les propositions des participants : ce qui correspond au genre (au sens large) de la fiction que l’on crée ensemble. Ce cadre n’est jamais parfaitement rigide et l’exploration de ses limites peut participer au plaisir de jeu. Pour plus d’explications, voir l’article Comprendre le simulationnisme à travers Prosopopée : http://www.limbicsystemsjdr.com/comprendrelesimulationnismeatraversprosopopee/

12 Romaric Briand, Le Maelstrom (2014), chapitre Le Maelstrom, p.239 à 289.