Les Traits sont des mots ou courtes phrases que le joueur invente, définissant le PJ et ce qui compte pour lui. Quand un joueur agit conformément à un de ses Traits durant une Confrontation, il gagne des dés pour l’aider.
Les Traits donnent du sens aux pouvoirs utilisés et créent un lien entre le vécu, les convictions, les liens du personnage, et ses actes et la manifestation de son pouvoir.
Par exemple : pour soigner son frère, Ilona utilise sa Caractéristique Intellect (2) son Trait de médecine (1), sa relation avec son frère (2), son Trait reflétant sa conviction que toute vie est précieuse (3) et son pouvoir d’alchimie (2). Elle lance 10 dés.
A l’issue d’une Confrontation, un joueur peut imposer un Trait à un autre personnage, qui représente comment la situation peut l’avoir fait changer d’avis et peut avoir instillé le doute en lui. Le joueur est toujours libre de ne pas utiliser ces Traits contraires à ses valeurs initiales. Mais l’avantage qu’ils confèrent pendant un conflit peut être décisif et il peut être fortement tenté de les utiliser. Cette tension est un élément important de la synesthésie du jeu. Il met le joueur dans une position de tension interne et de doute qui reflète les contradictions psychologiques du personnage.
Par exemple : Bachir considère que la liberté est ce qu’il y a de plus important. Au cours d’un conflit contre un adversaire dangereux, il se rend compte qu’il ne parviendra jamais à le faire changer et refuse de l’emprisonner. S’il ne le tue pas, il mourra. À l’issue du conflit, le MJ écrit sur la fiche de Bachir un nouveau Trait : “Parfois la mort est la seule solution.”
Plus tard dans la campagne, alors que jusqu’ici il s’abstenait d’utiliser ce nouveau Trait, Bachir finit par s’en servir en donnant la mort à un criminel (sans l’aide de ce Trait, il n’aurait pas pu emporter la Confrontation). Il ressemble de plus en plus à ceux qu’il combat.
Autre exemple : Maât tente de dissuader Friedrich de modifier l’esprit d’un criminel. L’argumentation de Maât porte sur le fait que changer l’esprit d’une personne contre son gré est une violation de son intégrité. Maât est victorieuse, elle ajoute le Trait suivant sur la fiche de Friedrich : “Je n’ai pas le droit de changer les autres selon mon bon vouloir.”
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Le concept de Synesthésie tel que je l’emploie en JdR est développé ici :
Cet article, aborde deux concepts essentiels pour la suite de mes réflexions : l’Absorption et la Combativité.
Je tiens le concept d’Absorption d’Axel Fourdrinier (Meta), qui l’évoque dans ce commentaire du podcast de la Cellule La Réflexion s’oppose–t–elle à l’immersion ? et dont nous avons discuté par la suite en privé.
La Combativité est un concept de ma création que l’on pourrait rapprocher de l’Empowerment, concept utilisé notamment dans le jeu vidéo, d’après cette discussion.
Il me semble pertinent d’utiliser un concept spécifique pour le jeu de rôle qui, contrairement au jeu vidéo donne d’emblée une part créative au joueur et un potentiel d’action extrêmement vaste (pour ne pas dire infini) car non scripté1.
Ces deux concepts remplacent avantageusement l’idée “d’immersion” qui pèche par subjectivité et par l’absence de reconnaissance de la diversité des pratiques que porte notre activité, se rendant responsable de nombreuses incompréhensions2. Pour ces raisons, je n’emploierai plus ce terme dans le reste de l’article.
J’expose ici ma vision des choses, nourrie par mes diverses expériences du jeu de rôle.
La Combativité ou peser sur les enjeux
La Combativité est une posture3 d’un joueur qui épouse le combat de son personnage en cherchant à obtenir une issue à son avantage. Elle est tournée vers le faire du personnage, plus précisément l’accomplissement et l’élaboration d’objectifs.
Le joueur en posture combative se tourne vers un futur, proche ou distant : un objectif qu’il cherche à atteindre (ou une menace qu’il cherche à fuir). Il se focalise prioritairement sur les moyens d’atteindre l’objectif en question et les enjeux qui le sous-tendent. Le joueur peut poursuivre plusieurs objectifs, y compris s’ils sont en conflit l’un avec l’autre.
Un joueur en posture combative agit pour obtenir ce qu’il souhaite et se protéger de ce qu’il ne souhaite pas. Cette posture implique un rapport de force entre personnages et entre participants. Or, dans un jeu de rôle, la fiction étant souple et libre d’interprétation, il est difficile d’obtenir véritablement ce que l’on souhaite dès qu’un conflit entre en jeu contre un autre participant.
L’arbitraire d’un jugement (du MJ ou d’un autre participant) nuit à la Combativité dans la mesure où il est difficile de prédire quand un choix pèsera en faveur du joueur ou non4. Le joueur en posture combative a besoin de savoir quand une de ses décisions va augmenter ses chances de succès ou non. D’où le recours à des chiffres, dés, etc.
En épousant la volonté de son personnage et son envie d’atteindre ses objectifs, le joueur a besoin d’un marqueur de progression vers son objectif.
La Combativité est une recherche d’emprise sur la situation de la fiction : le joueur poursuit prioritairement son objectif et des moyens pour l’atteindre. Elle est indispensable à une pratique compétitive, mais elle n’en est pas synonyme, car la Combativité peut parfaitement enrichir une pratique du jeu de rôle dramatique ou contemplative.
Les mécaniques5 offrent un contrôle sur la fiction, pour marquer une prise de pouvoir efficace et incontestable et faire évoluer la situation dans le sens qui importe au joueur.
Le rôle des mécaniques vis à vis de la Combativité
Les mécaniques offrent une prise sur les événements de la fiction à un joueur en posture combative. Mais pour renforcer la Combativité, c’est-à-dire encourager et récompenser cette posture, il faut que le joueur puisse influencer l’issue d’un conflit, par exemple en dépensant des ressources, en élaborant des choix tactiques, moraux ou autres. Il doit se sentir responsable de l’issue du conflit, y compris si elle est négative, sans quoi, lancer un dé peut paraître aussi arbitraire qu’un jugement de MJ.
L’utilisation de mécaniques transparentes (c’est-à-dire sans règle ou procédure cachée) et offrant une prise au joueur renforce la Combativité. Les mécaniques deviennent alors le moyen par lequel la volonté du joueur impacte le devenir de l’histoire et sont un facteur favorisant l’implication du joueur dans la fiction.
On peut rendre cette approche plus satisfaisante avec des règles appropriées, mais la posture combative ne peut pas être produite par le système, seulement encouragée (comme souvent, le Système est avant tout incitateur). Un joueur peut également se trouver en posture combative si rien ne l’y encourage.
Un joueur prioritairement en posture combative dans une pratique qui ne l’encourage pas, peut se sentir impuissant, le système ne lui offrant aucun moyen de contrôle sur l’évolution de l’histoire.
La Résistance, moteur d’enjeux concrets
Le seul fait d’obtenir du pouvoir n’est pas suffisant pour renforcer la Combativité durant une partie, il faut aussi une contrepartie, un obstacle, un risque, la possibilité d’une perte, d’un affaiblissement, d’un échec…
La Résistance peut se définir comme un jeu de contrôle et de perte de contrôle sur les événements de la fiction : lorsqu’un élément fictionnel résiste, il se soustrait au contrôle du joueur. Celui-ci, en cherchant à prendre le contrôle pour que la situation tourne à son avantage ou pour atteindre son objectif, prend le risque d’améliorer ou d’aggraver sa situation, ou les deux à la fois. La Résistance est un enjeu réel (mécanique) permettant de concrétiser des enjeux fictionnels6.
L’intérêt d’une victoire se mesure au risque, à la difficulté ou au prix à payer qui la contrebalance. La victoire étant synonyme de gagner du pouvoir sur les événements, les faire évoluer au plus proche de sa volonté. La Résistance et la possibilité de la surmonter rendent la Combativité opérationnelle.
L’Efficacité7 est la capacité du joueur à surmonter la Résistance lors d’une épreuve ou d’un conflit. L’Efficacité peut varier en fonction des succès/échecs et des décisions prises au fil du jeu. La perspective d’une progression en matière d’Efficacité est une motivation supplémentaire pour jouer combatif : quand un personnage voit ses performances s’amenuiser (via des malus, une perte de points de Caractéristiques, etc.), cela pose au joueur la nécessité de gagner en Efficacité afin de remonter la pente pour les enjeux à venir. Un joueur dont le personnage possède plusieurs choix en balance modifiant son Efficacité (sacrifice, options tactiques, etc.) pourra choisir d’augmenter son Efficacité ou de la sacrifier au profit d’une alternative ou d’un autre but. Sacrifier l’Efficacité au profit d’une cause (sauver un ami, par exemple) entre parfaitement dans la posture de Combativité, puisque l’ami étant censé compter sur le plan affectif pour le personnage, le sauver peut devenir un nouvel objectif pour le joueur et compte parmi les enjeux dignes d’être défendus.
En revanche, les décisions néfastes pour le personnage sans contrepartie sont en contradiction avec cette approche : La Combativité n’étant possible que si le joueur défend les intérêts de son personnage. Être en posture combative, c’est non seulement défendre les intérêts de son personnage, mais c’est aussi trouver les moyens pour les mener à terme.
La Combativité rapproche le joueur de son personnage dans la mesure où sa soif de vaincre épouse celle de son personnage. Les volontés se mettent au diapason et renforcent la synesthésie8, à condition que les enjeux mécaniques interagissent avec les événements de la fiction.
La Combativité est donc une façon pour le joueur de faire siens les objectifs, besoins et désirs de son personnage et de chercher une osmose avec sa volonté. Tout ce qui dans une pratique du jeu de rôle demande au joueur de prendre des décisions étrangères aux intérêts de son personnage affaiblit la Combativité. C’est une posture d’accomplissement et de responsabilité du joueur face aux conséquences de ses actes, positives comme négatives, ses succès comme ses échecs.
L’Absorption ou le personnage comme deuxième peau
Si la Combativité est orientée vers le faire, l’Absorption consiste à rechercher une connexion avec l’être du personnage : les actions symboliques, anecdotiques ou sans prise réelle sur le cours de la fiction peuvent tout à fait participer de cette connexion.
C’est une posture créative : il s’agit d’inventer une personnalité, un langage, un passé, une culture à son personnage et de se comporter et d’agir avec un soin particulier pour donner du sens, de l’épaisseur, de la cohérence à tout ce qui le compose, et le connecter avec la réalité du monde dans lequel il vit (certains appellent cela le role-play, mais je préfère laisser de côté ce terme qui veut tout et rien dire).
Un joueur qui priorise la posture d’Absorption n’a pas besoin de grand chose d’autre que d’espace et de temps pour s’exprimer, parfois au point où l’intrusion de mécaniques peut briser sa concentration. Mais ce qui compte plus que toute autre chose, c’est une complicité et une écoute entre les participants (MJ comme joueurs)9.
Les phases libres en matière d’enjeux favorisent une posture d’Absorption (un matériau fictionnel riche en possibilités créatives aide également) ; dans les pratiques où les enjeux sont bien présents, mais sans possibilité réelle pour les joueurs d’impacter leur devenir, cette posture est également favorisée, comme par exemple le jeu de rôle dit sans règle10 ou le MJ statue sur l’issue de la plupart des actions, mais aussi les pratiques dans lesquelles les mécaniques n’offrent aucune prise au joueur pour influencer le résultat de ses actions (Sens Renaissance de Romaric Briand, par exemple, en dehors de sa mécanique de “Miracles” offre peu de moyens aux joueurs de peser sur l’issue des conflits importants). Un combat violent peut tout à fait être l’occasion d’explorer l’essence du personnage lorsque le système du jeu ne permet pas la Combativité, car l’Absorption est une posture dénuée de Combativité, davantage orientée vers une certaine forme de contemplation, d’introspection, de célébration, d’exploration de son rôle, de son statut, de son identité, de sa nature dans un contexte donné.
Si les choses n’évoluent pas comme souhaitées, avoir le dernier mot n’est pas la préoccupation première du joueur absorbé, mais plutôt : que ressent son personnage, comment réagira-t-il, qu’est-ce que ça implique pour lui, comment s’adapter à ce changement ? Dans certaines pratiques, si le joueur ressent le besoin de reprendre le dessus, il est possible de changer pour une posture combative en cours de partie et de revenir en Absorption plus tard.
L’Absorption comme performance du joueur
Les joueurs qui jouent prioritairement en Absorption ont souvent un rapport à leur pratique de l’ordre de la performance artistique (éventuellement mais pas nécessairement théâtrale).
La qualité créative du joueur devient l’enjeu principal de sa prestation. La dynamique de groupe (le fait de bien se connaître et de savoir satisfaire aux attentes des autres) est essentielle pour une pratique centrée sur l’Absorption, notamment si le système n’appuie pas franchement cette orientation.
Jouer sans mécaniques de résolution
Comme dit plus haut, les mécaniques peuvent rompre la concentration d’un joueur absorbé quand celui-ci a besoin de tenir les rênes de son personnage.
Le problème peut être particulièrement marqué lors de l’utilisation de mécaniques de résolution de conflits sociaux (c’est-à-dire un conflit lors d’une discussion entre deux personnages ou plus, tel une dispute ou une intimidation purement verbales…) particulièrement fondés pour une approche combative, car ce qui compte, c’est qui va obtenir gain de cause et quelles seront les conséquences de ce conflit sur les personnages. De telles mécaniques obligent le joueur a modifier l’orientation de ses décisions pour des raisons externes à sa propre volonté ; les joueurs pouvant justifier a posteriori les éléments plus ou moins conscients11 qui ont fait pencher la balance en la faveur de l’un ou l’autre des personnages.
Pour une pratique centrée sur l’Absorption, le joueur ne peut accepter qu’un dé ou une autre personne exerce un contrôle sur sa volonté12.
Certains mouvements d’auteurs de jeux de rôle ont développé des jeux spécifiquement orientés vers une pratique sans mécanique : le Norwegian style ou l’American Freeform.
Certains de ces jeux utilisent une structure afin d’encadrer l’évolution de l’histoire (scénario, découpage par scènes…) et se concentrent en partie sur un mélange entre jeu de rôle sur table et grandeur nature.
Les systèmes qui alternent les deux postures jouent quant à eux sur un découpage avec et sans mécaniques, par exemple Bliss Stage de Ben Lehman.
Exemples de systèmes qui renforcent l’Absorption et la Combativité en alternance
Bliss Stage : Dans Bliss Stage, les scènes de mission mettent en place des mécaniques pour établir les conséquences des jets de dés dans le “monde du rêve” (dream world) : les jets de dés lors d’un combat par exemple, dans le monde du rêve peuvent affecter le succès de la mission, la sécurité du pilote, la sécurité des relations (du monde réel) qui ont été invoquées sous la forme d’équipement dans le monde du rêve….
Ainsi, des dégâts subis pour l’équipement peut affecter le “stress” ou la “confiance” entre le personnage du joueur et une ou plusieurs de ses relations.
Cette corrélation est mécaniquement symbolique et produit une causalité psychologique en jeu.
Ces conséquences modifient la nature de la relation entre les personnages. Pendant les scènes “d’interlude”, les mécaniques n’interviennent qu’avant et après la fiction. Les joueurs sont parfaitement libres d’interagir.
Alors que pendant les scènes de mission les joueurs peuvent être encouragés à la Combativité via les mécaniques (en élaborant une prise de risque plus importante afin d’augmenter leurs chances de succès, par exemple), les scènes d’interlude leur permettent quant à elles de jouer librement leurs personnages, sans le concours d’aucune mécanique (compte-tenu de l’évolution de leurs relations), ce qui encourage l’Absorption.
Le jeu permet l’alternance de Combativité et d’Absorption d’une phase à l’autre. C’est néanmoins les participants qui adapteront ou non leur posture. Il est donc possible, voire encouragé, d’alterner ces deux postures.
Prosopopée : Prosopopée propose également une alternance entre Absorption et Combativité : le gros d’une partie de Prosopopée est fait d’une conversation entre joueurs sur les événements de la fiction, au sujet des personnages et du monde tout autour. Les enjeux de résolution des problèmes sont au second plan.
Les mécaniques interviennent pour baliser cette conversation en l’interrompant le moins possible. L’Absorption prime.
Lorsque les joueurs décident de résoudre un Problème, ils basculent en Combativité pour faire évoluer les enjeux de la partie et l’histoire elle-même jusqu’à son dénouement, après avoir brodé autour. La Combativité va et vient, elle permet de donner une direction, un horizon à la partie. Une motivation pour aller au delà de la contemplation (qui pourtant constitue la majeure partie de l’expérience). Les deux postures s’articulent pour structurer la partie et l’histoire, lui donner une dynamique.
Défendre les intérêts de son personnage13 en Absorption
Quand on joue l’Absorption, défend-t-on les intérêts de son personnage ?
Agir conformément à ce que la condition du personnage présuppose peut être question de vie ou de mort, par exemple : si je joue un simple mercenaire, il est préférable que je fasse montre de déférence et de loyauté au roi, sans quoi je risque d’être jeté au cachot. Dans ce cas, le joueur défend les intérêts de son personnage en se comportant de manière attendue (y compris sans recours à des mécaniques). Dès lors que le comportement du personnage implique des enjeux fictionnels, sociaux, par exemple, on peut considérer qu’il concerne ses intérêts.
Mais, dès lors que le comportement du personnage est détaché de tout enjeu dans la situation de la fiction, ce que crée le joueur ne relève plus que de la Couleur14 et du Canon esthétique15. Couleur et Canon esthétique sont fondamentaux à toute pratique de jeu de rôle, il s’agit du plus petit degré de participation possible pour un joueur, y compris en mode Auteur16.
Un joueur se limitant à produire de la Couleur et à respecter le Canon esthétique de la partie ne défend pas les intérêts de son personnage. Cela doit impliquer un enjeu fictionnel, ce que la recherche de vraisemblance seule ne permet pas.
Les Petites Choses Oubliées de Sylvie Guillaume et Christoph Boeckle, Perdus sous la Pluie de Vivien Féasson (alias Mangelune) ou encore Happy Together de Gaël Sacré (en cours de création) ne renforcent que l’Absorption. Leurs règles ne renforcent pas la Combativité, car ces jeux ne disposent d’aucune mécanique de résolution et donc ils n’incitent ni n’encouragent à se disputer les enjeux de la partie via des moyens mécaniques de prise de contrôle ou de pouvoir. Ils proposent d’élaborer une histoire par des moyens plutôt apaisés, amicaux, contemplatifs, conciliés ou par concession ; donc non-combatifs. Ce ne sont pas pour autant des jeux en mode auteur, car les décisions qui sont prises au cours du jeu, le sont par et pour les personnages.
À noter que si l’Absorption peut fonctionner dans une pratique où les joueurs ont peu d’impact sur le déroulement de l’histoire, ces trois exemples ont la particularité d’offrir beaucoup de pouvoir narratif aux joueurs.
Le cas de Perdus sous la Pluie
Perdus sous la Pluie est un peu à part, car il utilise des mécaniques d’agression, mais il ne renforce pas la Combativité, notamment car ce ne sont pas de mécaniques de résolution. En premier lieu, à la fin de la partie, il ne restera qu’un enfant, les autres disparaissant et se faisant dévorer par les sirènes de l’averse (sortes de croquemitaines de l’univers du jeu), ce qui scelle le destin des personnages. La principale question est : qui survivra ? Le gros de l’enjeu est relationnel et affectif, les mécaniques ne faisant qu’appuyer le jugement des joueurs sur les enfants : qui est le plus sympathique, qui est un poids pour le groupe, qui est le plus antipathique, etc. Chaque joueur possède une réserve de jetons et la mécanique du jeu consiste à plumer les réserves des autres. Quand un joueur n’en a plus, son personnage disparaît.
Quand un joueur-aversité (un de ceux qui jouent l’adversité) retire un jeton au joueur sur lequel se centre la scène, celui-ci n’a pas la possibilité de le disputer. En revanche, il peut demander l’aide d’un autre joueur ou par rancœur s’en retirer un pour agresser un joueur-aversité en s’auto-détruisant. Ces options, bien que dans l’agression et l’aide, ne permettant pas de disputer une décision, ne renforcent pas la Combativité, car pour qu’il y ait combativité, il doit y avoir résistance et ce qui résiste doit pouvoir céder, ce qui n’est pas le cas ici.
À l’issue du jeu, l’enfant qui a été le moins agressé/qui a été le plus aidé tout en ne versant pas trop dans les comportement auto-destructeurs est celui qui a le plus de chances de survivre à la fin. Le jeu place les joueurs en situation de reproduire l’injustice de la cour de récréation.
Les limites de l’Absorption
En jeu de rôle sur table, quels que soient ses efforts, le joueur se trouve dans une situation différente de son personnage : quand le personnage déplace des meubles à la recherche d’indices, ou se bat contre un ennemi, le joueur reste la majeure partie du temps assis à une table ou sur un canapé, face à ses amis ou partenaires de jeu, en train de construire verbalement des situations fictives. Jouer principalement en Absorption, si le joueur se centre sur son personnage, peut se résumer à ne faire qu’un avec lui. Mais cela pose un certain nombre de difficultés, car plusieurs processus spécifiques au jeu de rôle sur table accroissent le sentiment de dissonance :
- La majorité des actions et enjeux physiques sont décrits verbalement.
- La manière dont le personnage s’habille ou l’apparence de sa maison sont un mélange entre ce que le monde permet et ce que le personnage a choisi, voire fabriqué. Qui donc doit les décrire ? Si c’est le joueur, cela signifie qu’il sort de la volonté de son personnage et qu’il prend la liberté de décrire des possibilités du monde ; si c’est le MJ, cela signifie qu’il empiète sur la volonté du personnage en ne se limitant plus à son contrôle sur le monde17.
- Le personnage n’existe pas vraiment, il est une construction commune et ses pensées ne sont pas celles du joueur18.
- Lors d’une situation réelle, les enjeux ont des implications sur notre vie, il est sans doute impossible de se mettre suffisamment à la place d’un personnage de jeu de rôle afin d’imaginer et ressentir toute la portée d’un enjeu tel que : se faire plaquer par la personne que l’on aime, se blesser gravement, perdre un proche19, etc. La logique d’un joueur en Absorption voudrait qu’il imagine ce que cela peut représenter pour le personnage et à quel point cela peut l’affliger de manière à le faire réagir de façon adéquate, ou intéressante. L’enjeu de se faire plaquer dans la réalité touche notre ego, notre histoire, notre situation sur le long terme, nos possibilités futures (logement, répartition des affaires, etc.). Une émotion qui se déclenche instantanément en nous dans notre vie réelle demande un effort d’imagination et de créativité pour la fabriquer dans une partie de jeu de rôle, mais cet effort la condamne à ne pas pouvoir être naturelle. Un acteur de théâtre peut fouiller des souvenirs personnels pour provoquer l’émotion, mais pour un joueur de jeu de rôle, cela signifie chercher des ressources externes à la situation de la fiction et donc cela crée une distance avec le personnage. De plus, l’acteur de théâtre a la possibilité de préparer son rôle, alors que le rôliste est condamné à l’improvisation. Ce n’est pas un souci, nul n’est tenu de rester en Absorption en permanence, mais peut-être qu’un moment censé être important est un moment où l’on souhaite se connecter au plus près de son personnage.
- À la différence de l’acteur de théâtre, le joueur de jeu de rôle recherche prioritairement son propre plaisir, sa propre satisfaction et celles des autres participants pendant une partie ; les joueurs sont aussi les destinataires de la partie, ils ne jouent pas pour un public ne prenant pas part à la construction de la fiction.
- Pour améliorer sa performance, le joueur pourra prendre du recul, réfléchir à ce qu’il va dire, à sa cohérence, notamment lorsqu’une action ou un comportement censé être spontané ne peut pas l’être pour le joueur (par exemple, un personnage censé pleurer alors que le joueur ne sait pas le faire sur commande, ou un personnage censé posséder une élocution particulière que le joueur n’a pas), mais aussi à juger ce que vont dire les autres vis-à-vis de la cohérence de la fiction, ce qui passe difficilement par le personnage : la pratique peut permettre au joueur de faciliter et fluidifier cette gymnastique mentale, mais il ne peut jamais passer outre, car son cerveau n’oublie jamais complètement que son corps se trouve dans une situation toute autre que celle qu’il se représente. Son expérience du personnage fictif est majoritairement dissociée de son corps, ce qui en soi rend l’expérience foncièrement étrangère à celle de son quotidien.
Les joueurs résolvent certains de ces paradoxes en partant du principe qu’ils ne peuvent jouer que des personnages qui leur ressemblent relativement : ils ne vont pas jouer un personnage qui possède des talents ou un tempérament qu’ils n’ont pas eux-mêmes ou qu’ils seront en peine de reproduire20. Une approche qui accepte ces paradoxes peut s’en détacher et trouver son bonheur dans un jeu de distanciation et d’empathie avec son personnage, plutôt que de rechercher la fusion.
Notons au passage que la créativité, l’effort et la concentration que peuvent demander les pratiques orientées vers l’Absorption justifient le fait que cette seule posture se suffise dans des pratiques totalement dénuées de Combativité, voire de mécaniques.
Jouer prioritairement ou exclusivement en Absorption peut exiger un apprentissage, notamment pour jouer avec un groupe auquel on n’est pas accoutumé, ce qui est pertinent avec une approche du jeu de rôle plus proche de la performance.
Conclusion
Aucune de ces deux postures n’est exclusive dans une partie de jeu de rôle : bien que l’on puisse jouer avec une seule des deux, il est fréquent qu’on les alterne.
Chacune des deux approches peut apporter quelque chose à une pratique du jeu de rôle : négliger la Combativité peut donner au joueur qui en fait sa priorité le sentiment de se débattre en vain, surtout si le Contrat Social n’est pas clair à ce sujet ; négliger l’Absorption peut donner au joueur qui en fait sa priorité le sentiment que le jeu étouffe sa créativité, ne lui laisse pas de place pour vivre et ressentir son personnage. Vous pouvez voir l’interaction entre ces deux postures comme une respiration dans un morceau de musique, ou chacune renforce l’autre, mais chaque joueur ou pratique peut accorder plus d’importance à l’une ou l’autre.
En ce qui me concerne, si mes jeux et pratiques préférées font la part belle à la Combativité, je n’aime pas celles qui ne laissent aucune place à l’Absorption. Dans l’idéal, il me faut une quantité importante d’Absorption pour que la Combativité tire sa substantifique moelle. Pour autant, j’aime jouer aux jeux que j’ai présentés qui ne renforcent que l’Absorption, mais dans un jeu qui ne renforce rien, jouer l’Absorption en roue libre me lasse vite. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai mis des mécaniques de résolution à Prosopopée : pour avoir un peu de Combativité afin de ne pas s’épuiser en Absorption dès lors que notre groupe de joueurs n’est pas rôdé à jouer exclusivement en Absorption.
Notons que les jeux et pratiques qui encouragent une franche Combativité offriront le plus souvent aux joueurs un fort impact sur l’histoire21. Les jeux et pratiques qui encouragent une Absorption intense offrent généralement peu d’impact aux joueurs sur l’histoire. Mais ce ne sont que des tendances, ce n’est pas un règle (le partage de Responsabilités n’a rien à voir là-dedans, on peut jouer l’Absorption et la Combativité avec un partage large ou serré de responsabilités).
Enfin, il arrive que des joueurs fassent un rejet de l’une des deux postures au profit de l’autre. Cet article ne vise pas à les stigmatiser, mais au contraire, à permettre de mieux identifier les préférences de chacun afin de trouver un terrain d’entente plus facilement quand c’est nécessaire.
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1 Je développe ce sujet dans l’article Récits en fractale sur L’Intermède : http://www.lintermede.com/analyse–jeux–de–role–fictions–analogiques–interactives.php et dans Le JdR est potentialité : http://www.limbicsystemsjdr.com/le–jdr–est–potentialite/
2 Le fil de discussion suivant, sur Les Ateliers Imaginaires fait partie des échanges qui ont motivé le présent article ; on y voit les différents intervenants présenter leur vision de l’immersion sans véritablement se comprendre : http://lesateliersimaginaires.com/forum/viewtopic.php?f=71&t=3440
3 J’emploie ici le terme posture dans son acception générale, sans référence au concept homonyme de Ron Edwards développé dans l’article LNS et autres sujets de théorie rôliste, chapitre trois : Postures http://ptgptb.free.fr/forge/gns3.htm
4 J’aborde également la question dans l’article À Propos des Mécaniques de résolution, point 1 : http://www.limbicsystemsjdr.com/a–propos–des–mecaniques–de–resolution/ il est utile de garder à l’esprit que cet article s’intéresse à une pratique orientée vers la Combativité.
5 Une mécanique est L’ensemble des règles visant à résoudre les situations conflictuelles entre personnages, ou visant à surmonter un obstacle ou un danger. Une mécanique de résolution implique de créer une résistance mécanique et des moyens de la surmonter. Définition du Glossaire imaginairien : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/m%C3%A9caniques_de_r%C3%A9solution?DokuWiki=0s7rh8vs4c2dsrhue08lmdd1p4
6 Pour creuser plus loin les questions de résistance, lire la définition du Glossaire imaginairien : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/r%C3%A9sistance_asym%C3%A9trique?DokuWiki=0s7rh8vs4c2dsrhue08lmdd1p4 et l’article La Résistance asymétrique : http://www.limbicsystemsjdr.com/la–resistance–asymetrique/
7 Voir Effectiveness sur le Provisional Glossary de The Forge : http://indie–rpgs.com/_articles/glossary.html et l’article suivant de Vincent Baker : http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/497
8 “La synesthésie est un concept né de la constatation qu’un joueur ne pouvait pas ressentir ce qu’est censé ressentir son personnage. Cela induit l’importance de donner au joueur des enjeux ludiques ou créatifs et de créer une résistance asymétrique de façon à connecter les niveaux réels et fictionnels du jeu. De façon plus pragmatique, la synesthésie est une façon de penser le renforcement du lien entre personnage et joueur.” Définition du Glossaire imaginairien : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/synesth%C3%A9sie?DokuWiki=0s7rh8vs4c2dsrhue08lmdd1p4
9 Le blog d’Eugénie Je ne suis pas MJ mais… propose beaucoup de matière à ce sujet, comme la série des quatre articles Concéder : https://jenesuispasmjmais.wordpress.com/2015/06/16/conceder-1/
10 Le site Anthologie – Le guide du jeu de rôle sans règle, en détaille une approche spécifique dans l’article : Les Règles du jeu de rôle sans règle d’Éric Lestrade : http://sansregle.free.fr/index.php?page=article&id=1
11 Dans l’article Vide fertile : la spirale invisible, je propose l’exemple des mécaniques de Dogs in the Vineyard de Vincent Baker, facilitant des décisions déraisonnables en jeu, en l’associant à la notion d’inconscient : http://www.limbicsystemsjdr.com/vide–fertile–la–spirale–invisible/
12 Frédéric Ferro justifie une telle approche selon l’existentialisme sartrien lors de sa conférence des Quarante ans du jeu de rôle : Personnage et personnalité http://www.cendrones.fr/journees–detudes–les–quarante–ans–du–jeu–de–role/
13 Prendre des décisions, avec comme priorité de défendre ce qui compte pour son personnage, c’est-à-dire remplir ses devoirs, défendre ses causes, ses relations, ses valeurs, rester en vie, préserver son intégrité, etc. http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/d%C3%A9fendre_les_int%C3%A9r%C3%AAts_d_un_personnage?DokuWiki=tam8b1f3b34bjo3gi87o8diem2
14 Couleur : Tout apport descriptif au cours de la partie de jeu de rôle. Parfois détachée des enjeux fictionnels et ludiques, la couleur est un élément essentiel au jeu. http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/couleur
15 Célébrer le canon de la fiction, signifie produire un ensemble d’images et d’événements fictifs conformes aux attentes et aux exigences des participants. http://www.limbicsystemsjdr.com/comprendre–le–simulationnisme–a–travers–prosopopee/
16 Mode auteur ou joueur auteur : Consiste à jouer sans jamais vraiment défendre les intérêts d’un personnage. Les participants privilégieront les enjeux externes aux intérêts de leurs personnages, comme le fait de “raconter le truc le plus cool” ou “placer une description sans rapport avec les intérêts de son personnage pour gagner un bonus”, etc. http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/joueur–auteur
17 Je développe ce point dans l’article La Volonté et le monde : http://www.limbicsystemsjdr.com/la–volonte–et–le–monde/
18 À ce sujet, lire l’article de Gregory Pogorzelski sur le blog Du Bruit derrière le paravent : Personnages fictifs et vie intérieure http://awarestudios.blogspot.fr/2014/03/personnages–fictifs–et–vie–interieure.html
19 Voir synesthésie : La synesthésie est un concept né de la constatation qu’un joueur ne pouvait pas ressentir ce qu’est censé ressentir son personnage. Cela induit l’importance de donner au joueur des enjeux ludiques ou créatifs et de créer une résistance asymétrique de façon à connecter les niveaux réels et fictionnels du jeu. De façon plus pragmatique, la synesthésie est une façon de penser le renforcement du lien entre personnage et joueur. http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/synesth%C3%A9sie
20 “Je crois que pour un grand nombre de romanciers et de tragiques, le personnage est suscité par le drame et non le drame par le personnage ; et que le héros d’Eschyle comme de Shakespeare, de Dostoïevski comme de Stendhal sont des “virtualités” de leur auteur, autour desquelles s’ordonne et s’agite, comme des objets dans certains tableaux surréalistes, une foule en trompe-l’œil”. André Malraux
En février 2009, j’ai posté mon premier article sur la synesthésie, depuis, j’ai eu l’occasion de prendre du recul, voici donc un état des lieux.
1) Le joueur ne peut pas ressentir la même chose que le personnage
Suite à une scène censée être prenante jouée au cours d’une partie, je me suis rendu compte qu’en fait, je n’avais clairement pas grand chose à faire de la situation donnée et pourtant, face à des dangers théoriquement moins importants dans la réalité, mon niveau de stress et ma peur pouvaient me faire trembler et accélérer mes battements cardiaques d’une manière affolante.
Je pense notamment à un soir, il y a maintenant pas mal d’années, où j’ai croisé un chien dans une rue de mon village, tard le soir. Le chien montrait les crocs et grognait, j’étais complètement chamboulé, la peur envahissait chaque parcelle de mon corps.
En y repensant, je n’ai jamais rien ressenti d’aussi fort en jeu de rôle, et pourtant, j’y ai bravé les pires horreurs et les plus grands dangers.
D’où la première remarque importante : le joueur ne peut pas ressentir ce que l’on pense que son personnage devrait, quelle que soit son implication dans le jeu.
2) Le personnage n’existe pas
En effet, la fiction crée une distance, l’illusion est loin d’être parfaite. Il ne suffit pas de dire que le personnage d’un joueur est terrorisé pour que le joueur le soit aussi. Cette distanciation est visible à de nombreux étages : comment puis-je éprouver de l’amour pour un personnage ? Pleurerais-je s’il meurt ? Craindrais-je pour la vie de mon personnage comme si c’était la mienne qui était en jeu ?
De ce fait, c’est le joueur qu’il faut cibler. On peut décimer la famille du personnage, le joueur peut très bien n’en avoir rien à cirer. En revanche, dès lors qu’une chose revêt une importance, un intérêt pour le joueur, cela se répercute automatiquement sur la fiction.
3) Enjeux fictifs et enjeux « ludiques » et créatifs
J’en arrive aux enjeux : selon moi, l’élément principal permettant de focaliser l’intérêt des participants sur une partie de JDR, ce sont les enjeux. L’enjeu est la perspective de gain ou de perte, il est le moteur principal de l’action. La synesthésie permet de placer le joueur au premier plan ; ce qui est important pour le personnage est moins important que ce qui est important pour le joueur :
Je pense qu’en JDR, la fiction nue est insuffisante pour que les enjeux fictifs présentent une vraie valeur aux yeux des participants. Sa dimension interactive et potentielle empêche d’appliquer efficacement les techniques des fictions linéaires, il faut donc trouver un nouvel angle d’approche. Et de ce fait, je pense que le véritable pouvoir du JDR se situe dans l’interrelation entre les enjeux fictifs et les enjeux « ludiques » et créatifs.
Pensez à cela dès que vous rencontrez un enjeu inhabituel, difficile à traiter. Prenons l’exemple d’un peintre cherchant à réaliser sa pièce maîtresse. S’il suffit de lancer un dé pour connaître la qualité de sa peinture, le joueur est exclu de l’enjeu, il ne peut pas se l’approprier.
En revanche, s’il doit décrire la peinture que réalise son personnage de manière à se soumettre au jugement des autres joueurs, ce jugement établissant la qualité effective de son œuvre, ou influant sur l’impression qu’en auront un galeriste et des critiques d’art, alors le joueur fait face à un enjeu créatif qui fait écho à celui auquel fait face son personnage et le renforce. C’est cela la synesthésie.
Cependant, il est très important de comprendre qu’une fois détaché de l’idée que le joueur peut accorder autant d’importance à un élément de fiction que ce qu’on voudrait que son personnage le fasse, il devient possible de proposer aux participants des enjeux ludiques et créatifs qui ne cherchent pas le mimétisme avec l’enjeu fictif, alors on peut concevoir un jeu de rôle comme autant d’invitations à la synesthésie par une coordination des différents types d’enjeux.
4) Prenons quelques exemples
Dans Breaking The Ice d’Emily Care Boss, on joue les trois premiers rendez-vous d’un couple. Un joueur met son personnage soit en position avantageuse, soit dévoile ses fragilités et ses blessures. Le but est de voir comment évolue cette relation et à quel point la séduction opère.
L’autre joueur doit manifester son intérêt pour les situations créées par son partenaire en lui donnant des dés et en lui permettant éventuellement de relancer les mauvais scores. Les joueurs sont donc aux prises avec des enjeux créatifs qui se calquent sur une représentation du processus de séduction.
Là où cette dynamique est forte, c’est qu’elle exploite la tendance des joueurs à s’identifier aux personnages et à éprouver de la sympathie pour eux (comme on le ferait avec n’importe quelle fiction) en dévoilant leurs faiblesses, leur histoire, leur personnalité… Il s’agit donc bien d’un processus aidant les joueurs à s’impliquer dans la fiction et à s’intéresser aux personnages.
Les joueurs pourraient le faire d’eux-mêmes, sans cette aide du système, mais l’implication deviendrait volontaire et principalement consciente, il n’y aurait plus de place au lâcher prise, tout serait calculé, forcé.
Dans Breaking the Ice, la synesthésie à l’œuvre fonctionne du fait que l’enjeu créatif est mimétique à l’enjeu fictif.
Autre exemple : dans Prosopopée, les joueurs développent une situation dans laquelle des problèmes affectant les populations humaines vont se révéler. La partie se finit avec la résolution des problèmes. Pour résoudre les problèmes, les joueurs doivent gagner des dés. Vous gagnez des dés quand ce que vous narrez plait à un autre participant. Remarquez à quel point ce procédé est proche de celui de Breaking the Ice.
Les joueurs narrent donc ce que font leurs personnages, créent des évènements, développent le contexte et ça leur rapporte des dés qui leur permettront de régler le problème final.
En fait, c’est le fait de révéler l’histoire et le monde qui permet aux personnages d’obtenir les moyens de résoudre les problèmes. Cependant, la règle ne dit pas « si vous trouvez un moyen de résoudre un problème vous gagnez un dé », mais bien « si ce que dit un joueur vous plait, récompensez-le d’un dé ».
Ce décalage entre enjeux fictifs et enjeux créatifs n’est absolument pas gênant pendant le jeu et crée une dynamique tout à fait surprenante : il consolide l’intérêt des joueurs pour ce que chacun dit en ajoutant un enjeu créatif, sans quoi le jeu semblerait terne. Je le répète donc, il n’est pas nécessaire que la façon de mettre en œuvre les enjeux ludiques et créatifs imitent l’enjeu fictif.
Ces deux exemples sont assez proches, ce qui me permet de mettre en avant leurs différences.
Il faut néanmoins prendre la mesure de la diversité possible en ce domaine : le simple fait qu’un Trait de « relation » vous donne un bonus lorsque ladite relation est impliquée dans un Conflit est une manière d’amener un enjeu ludique en soutien à un enjeu fictif.
J’entends beaucoup de rôlistes dire que pour eux c’est la fiction ou l’histoire qui compte le plus, mais généralement, du fait que l’un des participants fasse découvrir son monde ou son histoire aux autres, il y a des enjeux créatifs portant sur la qualité de son scénario, de sa mise en scène et accessoirement, du jeu d’acteur de chacun et ce sont ces enjeux qui sont à l’origine du plaisir des participants. Le problème se pose quand il n’y a aucun retour sur les efforts créatifs de chacun, ce qui risque d’annihiler purement et simplement l’attrait de ces enjeux et d’altérer fortement l’intérêt des participants pour la partie.
5) Conclusion
Ce qu’il faut tirer de cette théorie, c’est que pour créer un jeu ou aménager vos parties, vous devez faire en sorte que les enjeux fictifs importants deviennent des enjeux ludiques ou créatifs pour les joueurs.
Les enjeux fictifs sont multiples, il n’est pas judicieux d’essayer de tous les soutenir par des enjeux ludiques et créatifs et c’est là la force des conceptions de jeux qui cherchent à exploiter ce principe : ils ne ciblent que les enjeux centraux pour le jeu ou la partie et cadrent ainsi le « but du jeu », ce qui limite considérablement les risques de discordances et de désintérêt.
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