Depuis que j’aborde ces questions, je me concentre sur les joueurs. Or le MJ joue un rôle fondamental dans la différenciation entre mode Auteur et Plaider pour son personnage.
Par MJ, j’entends aussi bien le rôle classique du MJ qui prépare un scénario pour le révéler aux joueurs pendant la partie ; que le rôle du MJ “joueur de basse1” ; le MJ en pure impro2 ; le MJ tournant3 ; le cadreur de scène4, etc.
MJ et défendre les intérêts d’un personnage
Dans un jeu ou une pratique qui valorise le fait de Plaider pour son personnage, la résistance et l’altérité sont des éléments centraux.
Le MJ lui-même peut temporairement défendre les intérêts des PNJ, mais il a généralement un rôle en surplomb de la volonté de ces personnages, parce qu’il possède d’autres objectifs pendant la partie : révéler son scénario (ou son intrigue), conduire les joueurs là où le scénario l’a prévu ou au contraire transformer le scénario pour suivre les décisions des joueurs, créer des situations intenses, poser des enjeux, des obstacles ou une forme de tension dans l’histoire, faire de belles descriptions pour impliquer les joueurs dans l’univers, révéler l’univers…
De là à dire que le MJ joue toujours en mode Auteur, il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas. En effet, l’interaction entre le MJ et les joueurs est soutenue par différentes résistances asymétriques (liste non-exhaustive):
- Confrontation : Les joueurs font face à des adversaires ou des épreuves à surmonter. Le MJ contrôle ces adversaires et définit les épreuves pour ne pas que les joueurs obtiennent ce qu’ils souhaitent sans effort et sans enjeu.
- Compétition/défis : La compétition peut se faire entre joueurs, auquel cas un arbitre peut être bienvenu. Le MJ contrôle l’adversité et les obstacles afin de mettre le joueur à l’épreuve et lui permettre de se surpasser et de briller. Il rendra possible la gestion du risque, les décisions tactiques, la perspicacité du joueur en lui opposant des défis qui mettent à l’épreuve son intelligence (au sens large).
- Négociation/chantage : Le MJ utilise les PNJ (mais pas seulement) pour faire pression sur le joueur, en menaçant ce à quoi il tient et en le mettant face à des choix difficiles. Le joueur sera amené à payer le prix ou à faire des sacrifices pour sauver ce qui compte.
- Séduction : Le MJ est en position de juger les décisions des joueurs et d’en valoriser certaines et pénaliser d’autres. Ainsi les joueurs doivent redoubler de créativité pour parvenir à obtenir sa validation (ou pour obtenir un bonus ou plus encore).
- Sympathie/antipathie : Le MJ peut juger le caractère sympathique ou antipathique des PJ et faire réagir ses PNJ en conséquence. Il peut aussi jouer sur la sympathie ou antipathie que dégagent ses PNJ pour créer de l’enjeu.
- Rétention/fascination : Le MJ, de par ses descriptions et révélations, cherche à émerveiller le joueur en créant du mystère et des révélations éclatantes dans le but de le pousser à la découverte, l’investigation et le mettre devant l’abîme. Le joueur doit se montrer persévérant et subtil, car le MJ ne leur dévoilera pas ses secrets sans un effort et de la perspicacité de sa part.
Autrement dit, pour que les joueurs puissent défendre les intérêts de leurs personnages, il faut que ces intérêts soient menacés ou mis à l’épreuve. Ce rôle est majoritairement tenu par le MJ (y compris si les joueurs tiennent ce rôle chacun leur tour au fil de la partie).
Le MJ est ce participant qui peut “chatouiller” les autres (car se chatouiller soi-même marche rarement ou pour certaines personnes seulement). C’est sans doute dans ce cas que la présence d’un participant qui joue pour mettre les autres à l’épreuve se justifie le plus.
Pour mieux comprendre mon histoire de “chatouilles” : dans la construction d’une histoire, l’adversaire est celui qui génère des enjeux et qui incite le protagoniste à changer. Cela fait partie de la fonction fondamentale du MJ en JdR, qui, si elle est endossée par le joueur lui-même en même temps que l’interprétation de son personnage lorsqu’il joue en mode Auteur transforme radicalement l’expérience vécue, du fait de placer le joueur en surplomb par rapport à son personnage. Le MJ est la condition sine qua non de la possibilité de l’altérité et de faire que le Monde résiste5.
Quand le rôle du MJ est tournant ou réparti parmi les joueurs, celui qui tient ce rôle est amené à mettre temporairement la défense des intérêts de son PJ entre parenthèse pour permettre aux autres participants d’éprouver altérité et résistance intradiégétique avec le recours de la synesthésie6.
Le rôle du MJ ne se limite bien sûr pas à offrir adversité et résistance, mais c’est par ce moyen qu’il permet aux joueurs de défendre les intérêts de leurs personnages. Pour aller plus loin, imaginons un MJ qui décide de mettre en danger un proche d’un PJ. Il s’attend à obtenir une réaction de la part du joueur. Si le joueur ne tient pas à cette relation, s’il réagit pour faire plaisir au MJ ou s’il réagit en surplomb de son personnage, par exemple pour raconter une jolie scène, le MJ peut avoir un impression d’échec ou que son intervention est vaine ou improductive. L’approbation se joue donc aussi à de nombreux niveaux entre MJ et joueur.
Si le MJ attend des joueurs qu’ils se montrent prudents et inventifs pour déjouer ses pièges, mais que ceux-ci cherchent seulement à illustrer à quel point leurs personnages sont classes, cela risque de ne pas être très satisfaisant pour les deux parties.
Le rôle du MJ vaut parce que ses propositions résonnent chez les joueurs (et inversement), qu’il sent que ses flèches atteignent le joueur, l’ébranlent, l’émeuvent, l’émerveillent, lui permettent de prouver sa valeur, de se dépasser, de ressentir la pression du danger, le déstabilisent, l’éblouissent, le fascinent… si le joueur y est insensible ou semble appréhender le jeu différemment, il y a sans doute une mise au point à faire sur les attentes de chacun.
Bien entendu, les joueurs s’émeuvent et s’émerveillent entre-eux. Ils n’ont pas besoin de MJ pour ça. Ils ont besoin de lui pour créer l’asymétrie, la résistance, l’altérité, etc. qui permettent de créer une connexion entre le joueur et son personnage et de faire sien les enjeux et les ressentis de ce dernier pour tenter de se positionner dans la fiction.
MJ et mode Auteur
Le mode Auteur se situe fréquemment dans ce que l’on appelle les jeux “strictement sans MJ” ou “tous MJ” (comprendre : où tout le monde est MJ). Ce sont des jeux dans lesquels ne sont explorés ni la séparation entre le personnage et le monde, ni l’altérité, mais bien d’autres choses.
Souvent, dans de tels jeux, les joueurs ont une répartition égale ou structurée des Responsabilités du MJ. On ne peut pas vraiment parler de rôle du MJ tel que je l’ai développé dans la première partie de cet article. Quand le jeu ressemble à un conte collaboratif à la manière du jeu Il était une fois où les raisons de faire ou dire quelque chose sont externes aux intérêts des personnages, dans ce cas le rôle de MJ “chatouilleur” n’est plus nécessaire. Est-il encore pertinent de faire la distinction joueur/MJ dans ce cadre ?
Il existe sans doute des jeux qui sortent du schéma “sans MJ/tous MJ” et qui se jouent en mode Auteur. Parfois, des jeux qui ne contraignent pas de jouer d’une façon ou d’une autre peuvent être appréhendés en mode Auteur par tout ou partie des participants pour faciliter le fonctionnement de la partie.
Quand tous les participants jouent en mode Auteur, alors tout le monde autour de la table joue pour des intérêts externes aux intérêts des personnages, comme créer une histoire intéressante et riche en rebondissements7 (Fiasco de Jason Morningstar), gagner le jeu8 (Capes de Tony Lower-Basch), dépeindre de jolis tableaux évocateurs (Prosopopée peut être joué entièrement comme ça, mais il offre aussi la possibilité de Plaider pour son personnage ; La Clef des Nuages de [kF] est peut être encore plus proche de l’idée – n’hésitez pas à confirmer ou infirmer mon hypothèse en commentaires – etc.
De ce fait, les attentes de chacun trouvent une réponse dans la façon de jouer des autres et évite l’insensibilité aux “chatouilles” des autres participants et donc le manque d’approbation pouvant induire un sentiment de vacuité de l’exercice du JdR.
Ces deux formes sont-elles incompatibles ?
Le mode Auteur et Plaider pour son personnage sont des formes de JdR qui s’excluent par défaut, mais il n’est pas difficile d’en changer d’un jeu ou d’une pratique à l’autre. Sur une partie complète leur cohabitation peut être problématique.
Par exemple : si le MJ agresse mon PJ, qu’il est en attente d’une réaction de défense de ma part, mais qu’au contraire j’en rajoute une couche, nos attentes se heurtent.
Se pose surtout la question des goûts et préférences personnelles : en ce qui me concerne, préférant largement jouer au JdR pour incarner un personnage et défendre ses intérêts, je prends assez peu de plaisir en mode Auteur (sauf exceptions : par exemple, j’ai pris beaucoup de plaisir lors de ma partie de Sandbucket, un JdR de Guillaume Jentey et Matthieu B en mode Auteur qui parvient, de par ses narrations échevelées à me faire apprécier ne pas plaider pour mon personnage, parce qu’il parvient à créer des parties extrêmement fun).
Comme nous le verrons la prochaine fois, ces deux formes ne sont pour autant pas impossibles à mélanger dans un jeu ou dans une pratique et qu’il peut se révéler de nouvelles richesses, c’est le but de mes explorations et de celles d’autres auteurs qui aiment pousser les portes des possibles dans le domaine du JdR.
Questions et commentaires bienvenus.
________________________________________
1Tel que Ron Edwards décrit le rôle du MJ dans Sorcerer : un MJ qui accompagne les joueurs et leur laisse la direction de l’histoire, en utilisant généralement une préparation de partie ouverte (de type “situation initiale” ou par “bangs”).
2À la façon de Lady Blackbird de John Harper.
3Comme formalisé dans Polaris, Chivalric Tragedy at the Utmost North de Ben Lehman/PH Lee.
4Chaque joueur remplit à tour de rôle la tâche de cadrer une scène, tel que décrit dans Zombie Cinema de Eero Tuovinen.
5Je fais ici toujours référence au concept de Romaric Briand “la Volonté et le Monde” : https://www.limbicsystemsjdr.com/la-volonte-et-le-monde/
6Voir les articles La Synesthésie et Retour sur la Synesthésie : https://www.limbicsystemsjdr.com/de-la-synesthesie-en-jdr/ ; https://www.limbicsystemsjdr.com/retour-sur-la-synesthesie/
7Jouer pour créer une bonne histoire au point de ne pas défendre les intérêts de son personnage est du mode Auteur. Cela ne signifie pas que la démarche narrativiste fonctionne de cette manière : comment appréhender des choix moraux si l’on se tient à distance de ce qui compte pour le personnage ?
8Je ne considère pas que vouloir gagner le jeu implique forcément de jouer pleinement en mode Auteur. Si c’est fait en accord avec les intérêts du personnage, c’est totalement compatible avec le fait de Plaider pour lui et de jouer en Combativité. Un jeu comme Capes désolidarise la fiction des mécaniques et rend donc la fiction accessoire et inféodée aux décisions mécaniques des participants. Alors que d’autres pratiques du JdR font l’inverse.
“Mode Auteur” et “Plaider pour son personnage” : j’ai commencé à aborder ces deux concepts lors d’un podcast de la Cellule et sur le forum des Ateliers Imaginaires, notamment dans le glossaire1.
Ce qui a initié le besoin de distinguer ces deux modes de jeu, c’est de mettre en avant des approches ou pratiques difficiles à conjuguer. Leur distinction permet de les mettre en valeur. D’abord parce qu’il s’agit souvent, d’après mon expérience, d’un élément déterminant dans le choix d’un jeu et dans le plaisir qui est retiré de la partie. Ensuite, parce que cela permet de les articuler et d’explorer des jeux et pratiques nouvelles.
Définitions
Plaider pour son personnage2 consiste à jouer en défendant prioritairement les intérêts de son personnage, c’est-à-dire ce qui est censé avoir de l’importance pour lui : remplir ses devoirs, défendre ses causes, ses relations, ses valeurs, rester en vie, préserver son intégrité, etc.
Le mode Auteur3 consiste à jouer à distance du personnage ou en se focalisant sur autre chose que ce que le personnage est censé vouloir et souhaiter.
Ces définitions sont mes définitions actuelles, si elles diffèrent sensiblement d’autres, privilégiez les plus récentes.
Mode Auteur : les fondamentaux
Le mode Auteur (aussi appelé joueur-auteur) diffère de la “posture d’auteur” décrite par Ron Edwards4 : en premier lieu car les postures (acteur, auteur et metteur en scène) peuvent être explorées sur des temps courts et s’articulent durant toute partie de JdR, alors que le mode Auteur peut s’étendre sur la durée d’une partie. Ensuite, car les objectifs derrière ces concepts diffèrent : derrière la distinction entre mode Auteur et Plaider pour son personnage, il y a des modes de jeux irréductibles qui sont le résultat de systèmes entiers, là où les postures de Ron Edwards décrivent des techniques de jeu.
J’ai choisi d’appeler ce mode de jeu ainsi car il permet de souligner la distance prise avec le ou les personnages joués et l’importance donnée à la construction improvisée de l’histoire, de la mise en scène, de la situation, de l’esthétique de la fiction jouée, avec un focus surplombant ou externe. J’insiste sur l’absence de connotation péjorative que l’on y prête parfois.
L’implication d’un joueur peut être plus facilement orientée vers la qualité des descriptions, la beauté de l’histoire, les éléments de surprise, les décisions tactiques, la compétition créative ou l’approche performative, que vers une implication émotionnelle, affective, empathique, combative ou en absorption avec son personnage.
La particularité de ce mode est que contrairement à la pratique probablement la plus répandue du JdR, le joueur ne plaide pas pour son personnage, c’est-à-dire qu’il ne joue pas en se conformant à la volonté5 du PJ, en défendant ses intérêts. Les enjeux de la partie sont d’un autre ordre. Il existe différentes façons d’orienter un jeu de rôle, une partie ou un instant de jeu vers le mode Auteur :
- Proposer un partage de Responsabilités qui se focalise sur tout ce qui se situe au-delà des actes, paroles, pensées d’un personnage, en confiant au joueur le contrôle sur le décor et/ou les PNJ. Par exemple : Dans Prosopopée, un jeu de ma création, le joueur est encouragé à décrire ce que son personnage perçoit et les conséquences de ses actions.
- Déconnecter la mécanique des enjeux que la volonté des personnages est censée pouvoir appréhender. Par exemple : faire lancer les dés pour un désaccord sur un élément descriptif ou sur des événements de trop grande ou trop petite ampleur pour qu’ils puissent être appréhendés par les PJ. La mécanique de résolution d’Inflorenza de Thomas Munier peut être utilisée pour départager deux joueurs lorsque l’un d’eux souhaite qu’un événement se déroule dans un marécage alors qu’un autre préférerait qu’il s’agisse de ruines d’un ancien temple. Une fois les dés lancés, les deux participants doivent accepter le résultat obtenu et jouer dans le même sens.
- Rompre la causalité d’action dans la mécanique du jeu. Par exemple : lancer les dés pour déterminer des événements sans lien avec les actes ou la volonté du PJ. Polaris, Chivalric Tragedy at the Utmost North de P.H.Lee possède une mécanique de résolution par phrases clefs dans laquelle un joueur peut opposer, entre autres, “Seulement si” + une contrepartie à la proposition de son adversaire. Il peut arriver qu’un joueur choisisse comme contrepartie quelque chose sans lien avec les actes de son personnage. Comme par exemple :
– mon personnage t’embroche avec son épée !
– Seulement si ton frère meurt d’une crise cardiaque !
À moins que le deuxième personnage ne possède le pouvoir de déclencher des crises cardiaques à distance, l’effet est entièrement décorrélé de ses actions. Pour certains joueurs, une telle proposition n’est pas recevable, mais pour d’autres, elle ne pose aucun souci (bien qu’elle change considérablement le jeu).
- Jouer quelque chose de très éloigné d’un personnage humain. Par exemple : tout un peuple, comme dans Chronicles of Skin de Sebastian Hickey, un insecte ou un être dont la conscience est très différente de celle d’un humain, comme un dieu, par exemple. Le plus souvent, un tel être sera anthropomorphisé volontairement ou non, comme jouer un “sétentra” dans Sens Néant de Romaric Briand, qui sont des créatures constituées d’éléments et possédant des sens différents des humains. Mais si l’on veut jouer un être non-anthropomorphisé, alors le mode Auteur peut y aider.
- Agir pour des raisons externes à la fiction. Par exemple : celui qui convainc le moins le MJ par la qualité de ses prestations devra faire la vaisselle après la partie.
- Orienter le jeu vers une compétition créative de production de fiction. Par exemple : j’ai participé à des groupes où celui qui effectue la description la plus remarquable est félicité par le reste de la tablée.
- Mécaniser des décisions du personnage. Par exemple : dans Capes de Tony Lower-Basch, le joueur choisit son objectif et le résout de façon mécanique avant de raconter comment ça se passe dans la fiction dans une narration partagée avec les autres joueurs impliqués.
- Inféoder la fiction à la mécanique et non l’inverse. Par exemple : dans Capes toujours, la phase de narration doit illustrer la façon dont le conflit mécanique a été résolu. De nombreux jeux utilisent ce principe, mais la spécificité de Capes, c’est que le jeu repose intégralement sur une répétition de boucles Mécanique → Fiction.
- Scripter dans des scènes directives le déroulement de l’histoire et le type d’actions que le personnage doit faire6. Par exemple : dans Perfect Unrevised d’Avery Alder, une série de scènes définissent à l’avance la structure de l’histoire. Le PJ doit commettre un crime, puis le représentant de l’ordre doit trouver un indice sur ce crime, puis une scène de conflit peut avoir lieu entre eux et se solder par la capture du criminel, etc. Quand la structure pré-établie de l’histoire prend le pas sur la capacité des joueurs à l’impacter, cela tend à placer les joueurs en mode Auteur7, dans la mesure où le partage de Responsabilités reste suffisamment large. D’autres jeux intègrent des phases scriptées, comme l’introduction de The Dreaming Crucible de Joel P. Shempert, un JdR s’inspirant de Narnia et Peter Pan. Au début de la partie, les joueurs doivent mettre en scène le trauma du PJ, puis son atout, puis raconter sa rencontre avec les PNJ importants et enfin comment il découvre le passage vers le monde fantastique… Ensuite le jeu devient moins scripté, mais cette phase préliminaire tend à favoriser le mode Auteur pour des raisons similaires à Perfect Unrevised.
- Lorsqu’un jeu ou une pratique priorise des éléments extérieurs au personnage,plutôt que défendre ses intérêts. Par exemple : l’adéquation à un genre particulier, le symbolisme de ce qui s’y déroule, la compétition créative, etc.
- Placer des inspirations pour les joueurs qui sont décorrélées de la causalité fictionnelle. Par exemple : piocher une carte ou des Story Cubes quand on est à court d’idée, ou faire en sorte que l’histoire racontée illustre le titre qui lui a été donné précédemment… et souvent, l’effort d’incorporer l’événement ou l’objet aléatoire de façon cohérente dans l’histoire est en soi une approche externe à la volonté de son personnage. New Heaven, de Footbridge utilise des cartes à piocher pour relancer l’inspiration des participants en cours de partie. Il y a néanmoins une variable importante à prendre en compte : à quel point les éléments fictionnels à intégrer s’insèrent facilement et de façon cohérente dans la situation du jeu (des monstres errants s’insèrent facilement dans un donjon, là où il est plus difficile d’intégrer des êtres de neige dans un désert brûlant). L’effort d’intégration de l’inspiration compte donc dans le fait de valoriser ou non le mode Auteur.
- Supprimer le Positionnement fictionnel8. Souvent, cela se fait en formalisant le partage de narration en une succession de monologues. Le découpage de la narration en monologues tend à placer le joueur en position de surplomb par rapport à son personnage en lui donnant le contrôle sur son environnement et sur les conséquences de ses actes, pouvant rompre la sensation de séparation entre le personnage et le monde dans lequel il évolue et supprimant la possibilité de faire l’expérience de l’altérité9. Ce principe est parfois utilisé pour raconter des successions de flashbacks, auquel cas il peut devenir une fenêtre sur l’intériorité du personnage (Shades de Victor Gijsbers).
- et bien d’autres, cette liste n’est bien sûr pas exhaustive…
Il est important de noter qu’un ou plusieurs de ces partis pris dans un jeu ne suffisent pas à garantir qu’il fonctionne en mode Auteur. C’est la façon dont l’ensemble du système impacte le Positionnement des joueurs pendant un certain temps qui va déterminer si le jeu est bel et bien orienté vers le mode Auteur.
Remarque : j’emploie parfois des tournures négatives (déconnecter, rompre…) mais cela ne doit pas être pris comme une dépréciation : je compare tous ces fonctionnements au “JdR classique” qui s’en démarquent presque systématiquement, ce dernier faisant donc office de référent simple et efficace, radicalement différent, voire contraire à mes exemples.
Le mode Auteur peut aussi être mis en œuvre volontairement dans une partie par un ou plusieurs participants, en se détachant volontairement des intérêts et de la volonté de son personnage. Par exemple en choisissant de faire subir à son personnage des choses négatives qu’il n’aurait pas décidées et sans contrepartie, en racontant des scènes pour impressionner ses partenaires de jeu, en utilisant son personnage pour produire des situations ou des enjeux intéressants pour les autres joueurs, etc.
Élargir les Responsabilités
Les Responsabilités10 sont le partage de la fiction entre les différents participants d’une partie de JdR. Les approches en mode Auteur utilisent le plus souvent des partages larges :
- Décrire le monde autour du personnage.
- Contrôler les PNJ.
- Créer de l’adversité (parfois pour son propre personnage).
- Contrôler les conséquences de ses propres actions.
- Inventer des éléments de l’intrigue.
- Justifier un acte ou une situation a posteriori11.
Élargir les Responsabilités sur la fiction possède plusieurs avantages : cela permet d’offrir des espaces de créativité aux joueurs, un pouvoir sur la fiction, de leur proposer des enjeux créatifs forts, et de ne plus faire reposer la qualité de la partie sur un seul participant, mais sur toute la table. Les cerveaux conjugués de plusieurs joueurs peuvent être plus performants qu’un seul et produire de nouvelles formes d’émergence.
Élargir les Responsabilités ne suffit pas à garantir qu’un jeu fonctionne en mode Auteur. Innommable de Christoph Boeckle demande à ses joueurs de faire des monologues dans lesquels ils décrivent des apparitions et autres phénomènes surnaturels, mais cela ne constitue qu’une petite partie du jeu et le reste du temps, on plaide pour nos personnages en essayant de les faire survivre.
Des Responsabilités larges peuvent être parfaitement cohérentes avec le fait de Plaider pour son personnage, notamment quand elles facilitent la mise au point d’actions visant à défendre les intérêts du PJ. Par exemple, je précise dans le texte de Démiurges (jeu de ma création qui comporte un MJ et qui se focalise sur le fait de Plaider pour son personnage) que les joueurs peuvent décrire des éléments du décor quand ça facilite la mise en œuvre de leurs actions :
La joueuse de Maât raconte qu’elle touche le sol de marbre pour le transmuter afin d’envelopper les pieds de son adversaire et l’immobiliser. Ici la joueuse décide que le sol est en marbre car elle est capable de transmuter un tel matériau grâce à son pouvoir. Elle peut aussi bien décider qu’un lustre est attaché au plafond pour le faire tomber sur son adversaire, ou qu’un escalier de secours lui permet de s’enfuir par la fenêtre.
Cela dispense les joueurs de demander au MJ des précisions sur le décor, au risque d’invalider leurs projets de façon arbitraire (puisque la préparation de partie ne détaille pas l’environnement au point de devoir à tout prix laisser ces décisions aux mains du MJ). De plus, le jeu ne se focalise pas sur des enjeux tactiques exigeant de la part du joueur qu’il utilise avec intelligence des éléments de décor prédéfinis par le MJ, mais sur la production de scènes intenses et dramatiques. Ergoter sur de tels détails pendant la partie serait contre-productif (contrairement à d’autres jeux où c’est tout à fait adapté et où ça fait partie du plaisir recherché).
Note : Le mode Auteur est plus courant dans des jeux ou pratiques à partage de Responsabilités large, mais son équivalent “le personnage-pion12” existe aussi en partage de Responsabilités serré.
Explorer autre chose que les intérêts des personnages
Le mode Auteur tire parti des Responsabilités du MJ et les répartit entre les joueurs afin d’explorer tout un nouveau potentiel de jeu.
Voici quelques exemples de jeux proposant selon moi des expériences innovantes et probablement impossibles en plaidant à 100% pour son personnage :
SandBucket de Guillaume Jentey et Matthieu Braboszcz
Ce jeu se présente comme un exercice d’improvisation qui nous amène à créer des situations rocambolesques. Le jeu utilise un chronomètre pour faire monter la pression et nous pousser à raconter des rebondissements funs. Le chronomètre permet de poser un enjeu sur la narration qui la rend échevelée et survitaminée, mais le jeu ne se contente pas de cela : il utilise des techniques de cadrage, une structure en scène et des tables pour générer de l’imprévu.
Shades de Victor Gijsbers
Shades place les joueurs en position de raconter les souvenirs de la vie passée de fantômes, sous forme de monologues, et les met en perspective avec leur situation présente dans l’au-delà. À noter que ce jeu crée une passerelle entre le mode Auteur et Plaider pour son personnage en utilisant l’incomplétude et l’incompatibilité des souvenirs des fantômes comme point de conflit entre les joueurs. J’y reviendrai dans un prochain article.
Chronicles of Skin, de Sebastian Hickey
Dans ce jeu, nous ne défendons pas l’intérêt d’un personnage, mais celui d’un peuple. Le joueur se trouve donc majoritairement en surplomb, dans une position plus proche d’un auteur de roman ou d’un enfant jouant à la guerre avec des figurines.
Microscope de Ben Robbins
Microscope fonctionne très différemment de Chronicles of Skin, mais propose également de jouer l’histoire d’un peuple, de sa naissance à sa chute, en explorant sa chronologie dans le désordre. Le fait de changer souvent de personnage au cours de la partie et de devoir concevoir chaque nouvelle scène dans la logique des événements passés et futurs tend à nous détacher des intérêts actuels de chaque personnage joué.
________________
Dans le prochain article de la série, je parlerai de Plaider pour son personnage.
Questions et commentaires bienvenus !
1Cf. “joueur-auteur” sur le Glossaire imaginairien : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/joueur-auteur?DokuWiki=qpnbuoh97dcbs8f2am48modnk2 et “défendre les intérêts d’un personnage” : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/d%C3%A9fendre_les_int%C3%A9r%C3%AAts_d_un_personnage?DokuWiki=qpnbuoh97dcbs8f2am48modnk2
2Ce concept est emprunté à Eero Tuovinen, il l’emploie sous le terme d’“advocacy”, notamment dans son jeu Zombie Cinema (2006) : http://www.arkenstonepublishing.net/zombiecinema
3Ce concept est inspiré de la notion d’auteur (author) développée dans l’article de Eero Tuovinen The pitfalls of narrative techniques sur son blog Game design is about structure : http://isabout.wordpress.com/2010/02/16/the-pitfalls-of-narrative-technique-in-rpg-play/
4“Dans la Posture de l’Auteur, un joueur détermine les décisions et actions du personnage selon ses propres priorités, puis rétroactivement « motive » le personnage pour les accomplir. (Sans cette deuxième étape rétroactive, l’on appelle cela la Posture du Marionnettiste.)” Ron Edwards, Le LNS et d’autres sujets de théorie rôliste, chapitre 3 – traduction française : http://ptgptb.fr/le-lns-chapitre-3
5J’emploie volonté dans le sens d’une séparation entre l’être et son environnement, tel que je le développe dans l’article La volonté et le monde :
La volonté et le monde
6Dans certains cas, le mode Auteur survient dans des jeux formalisés à l’extrême, n’offrant que très peu de prise aux joueurs sur la fiction. Lire L’analogie du jeu d’échec : L’analogie du jeu d’échec
et The pitfalls of narrative techniques par Eero Tuovinen sur le blog Game Design is about Structure :The pitfalls of narrative technique in rpg play
7À noter que structurer un jeu par scènes ne suffit pas à placer le joueur en mode Auteur : Bliss Stage de P.H.Lee propose des types de scènes en rapport avec les activités quotidiennes des PJ, en laissant suffisamment de liberté d’action aux joueurs pour qu’ils puissent plaider pour leurs personnages. La contrainte de la scène épouse les contraintes que les personnages ont dans la fiction : partir en mission contre les aliens, passer du temps avec nos camarades dans notre base, etc. Là où dans Perfect Unrevised, commettre un crime est censé être un acte délibéré, mais il est rendu obligatoire par les règles et dans le déroulement de la partie.
8Il s’agit des interactions fiction → fiction décris dans l’article Le Positionnement, qu’est-ce que c’est ? https://www.limbicsystemsjdr.com/le-positionnement-quest-ce-que-cest/ Pour être qualifiables d’interactions libres, les propositions fictionnelles des participants ne doivent pas être structurées ou formalisées et elles doivent constituer un échange entre deux participants ou plus sans recours aux mécaniques.
9À ce sujet, lire La volonté et le monde : https://www.limbicsystemsjdr.com/la-volonte-et-le-monde/
10Lire Responsabilité et propriété, dans lequel je développe le concept d’Authority de Ron Edwards : https://www.limbicsystemsjdr.com/responsabilite-et-propriete/
11La justification a posteriori exprime le fait d’expliquer les causes et raisons d’un événement après que l’événement a lieu. Par exemple, dans Prosopopée, les PJ possèdent un grand savoir sur les phénomènes surnaturels, mais plutôt que de demander aux joueurs d’apprendre une encyclopédie du surnaturel, ceux-ci racontent après leur succès aux dés que leur hypothèse était bonne et expliquent pourquoi et comment.
D’autres jeux permettent de justifier a posteriori en quoi le PJ s’est montré intelligent ou perspicace, comme Inspectres de Jared Sorensen.
12Le personnage pion est le pendant du mode Auteur avec un partage de Responsabilités serré, notamment quand le joueur utilise son PJ pour des objectifs tactiques ou de bon fonctionnement de la partie (contredire les intérêts de son PJ pour suivre le bon déroulement du scénario, par exemple) en dépit de ce que son personnage est censé savoir ou vouloir. Voir le schéma de la tomate mûre que d’un côté : Podcast “Tout jeu de rôle partage la narration”
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