Vampire la Mascarade est pour moi un crève-cœur, l’idée d’incarner une de ces créatures du folklore fantastique et d’explorer toutes les problématiques existentielles que l’on peut trouver dans le cinéma et la littérature, ça m’aurait fait vibrer.
Seulement voilà…
(Note : dans ce billet je spoile (beaucoup) le film, mais bon, il date de 1994, donc vous n’avez pas d’excuse.)
Où sont les relations affectives?
Les films et séries qui m’ont le plus marqué à ce jour : Dracula (oui, celui de Coppola), Entretien avec un Vampire, True Blood et Buffy contre les Vampires.
Premier constat, dans mes parties de Vampire la Mascarade, contrairement à ces quatre œuvres, pas une once de relation affective, amoureuse ou autre (pas même à sens unique). Forcément, les PJ sont des agents de la Camarilla envoyés pour enquêter sur de sombres affaires avec parfois des intrigues à ramifications. Ça laisse peu de place au développement des personnages et de leurs relations. Pire, quand on s’attachait à un PNJ, il finissait automatiquement demoiselle en détresse ou femme dans le frigo.
Dans Entretien avec un Vampire, Louis veut protéger Claudia à la façon d’un parent, quand elle, déchirée entre son âge physique et son âge psychologique, veut qu’il l’aime comme la femme qu’elle ne sera jamais. Lestat veut un compagnon et ami pour ne pas vivre l’éternité seul, mais Louis ne peut se résoudre à abandonner son humanité.
Ces relations sont bourrées d’enjeux et de tensions. Et ce sont les raisons qui meuvent les personnages, l’affect, le désir et pas seulement le calcul.
Bien sûr, VLM n’interdit pas de jouer ce genre de liens, mais ne l’ayant jamais rencontré dans nos parties (j’y ai toujours été joueur) voilà où ça m’amène :
- Plus de 95% des parties de JdR “classiques” que j’ai pu jouer étaient centrées sur des enquêtes ou des quêtes, avec très peu de place pour le reste.
- Pour obtenir autre chose, soit le joueur doit l’amener lui-même, quitte à ce que ça entre en conflit avec ce que le reste de la tablée veut faire, soit il faut des outils pour orienter le jeu dans cette direction.
- Si ça avait été le cas, aurions nous eu le moyen de pousser ça plus loin que des scènes sans enjeux forts ? C’est pas dit. La récupération du PNJ par le MJ dans le cadre de son scénario (demoiselle en détresse etc.) replace systématiquement la relation en enjeu externe.
- Les parties qui reposent sur des scénarios ne peuvent vraiment valoriser que des enjeux externes aux protagonistes, puisque le MJ n’a pas l’autorité sur l’intériorité d’un PJ (et s’il l’avait ce serait juste insupportable). Ce que les joueurs apportent comme enjeux internes sont souvent contingents ou cosmétiques. Dans les jeux forgéens, beaucoup de travail a été fait pour trouver un moyen de mettre les enjeux internes au centre des parties et de la fiction, et globalement, il s’agit d’éléments de système qui, entre les mains des joueurs, leur permettent d’explorer des thèmes et enjeux qu’ils ont eux-même choisis, c’est à mon avis l’une des plus importantes avancées de ces auteurs. L’affranchissement du scénario et du rôle autocrate du MJ y est aussi pour beaucoup, parce qu’il permet de laisser les joueurs choisir ce qui sera au cœur de l’histoire de la partie et de se focaliser dessus.
Comprenez-moi bien : je ne dis pas que toute partie classique est comme ça – après tout, j’ai des récits qui montrent que ça peut être différent – mais juste qu’elles ne m’ont jamais permis de faire autre chose (ou pas de manière satisfaisante), ni en tant que joueur, ni en tant que MJ, et pourtant il m’a été donné de jouer avec des dizaines de groupes et MJ différents.
Zéro combat
Dans nos parties de VLM, on faisait toujours face à un ou plusieurs combats (souvent programmés par le MJ), avec une importante part tactique, en guise de climax.
Dans Entretien avec un Vampire, pas de combat. L’incendie du théâtre est plus digne d’être qualifié de massacre, motivé par la vengeance suite à la mort de Claudia (enjeu interne), que de la baston à grand spectacle.
Et ça fait du bien ! Je ne suis pas un grand fan des combats chorégraphiés interminables et où entre deux tremblements de caméras les personnages échangent des coups sans véritables rebondissements ou dramaturgie.
En JdR, si un combat peut apporter des enjeux dramatiques, ceux de Vampire La Mascarade me semblent prendre les choses à l’envers.
Des personnages faillibles capables de remords
En se choisissant un compagnon d’immortalité, Lestat crée un être qui ne veut pas abandonner ses sentiments humains, refusant sa vision hédoniste et cynique de leur condition.
En engendrant Claudia, les choses vont se compliquer considérablement.
Les actes des personnages produisent des conséquences et le film s’appesantit dessus, les monte en épingle.
Louis n’aurait jamais voulu devenir immortel, il ne voulait pas que Claudia soit transformée.
Claudia elle-même n’accepte pas de rester pour l’éternité dans son corps d’enfant et ne tolère aucune frustration.
Lestat, malgré sa folie et son insouciance reste attaché à Louis et Claudia. Son manque d’humanité ne l’empêche pas de trouver ce qui lui est cher.
Armand veut que Louis devienne son compagnon (avec une tension homo-érotique palpable), pour posséder une fenêtre sur ses sentiments humains depuis longtemps envolés.
Le film questionne l’humanité de ces personnages en passe de perdre ce qui leur en reste. Et si c’est un thème avoué de VLM, j’avoue ne l’avoir jamais ne serait-ce qu’effleuré, trop occupé que j’étais à défaire des complots de mes congénères.
Aucune intrigue ne guide les personnages. De ce fait, l’histoire se tisse dans les conséquences de leurs actes et au gré de quelques rencontres.
Dans mes parties de VLM, je n’ai jamais vu de tels enjeux. Nos personnages étant des agents de vampires plus vieux qu’eux, nous n’accomplissions jamais rien d’autre que les désirs de ces PNJ. Le but étant de nous faire entrer dans une intrigue tentaculaire où nous ne maîtrisions rien.
Quant à éprouver des remords, autant dire qu’on en était très loin, parce que pour ça, il aurait fallu que nos actes aient des conséquences qui ne soient pas “réussir ou rater la mission”. Pour ça, il aurait fallu que l’on ait à défendre ce à quoi on tient, mais pour ça encore, il aurait fallu qu’on tienne à quelque chose d’autre qu’à notre jauge de points de vie.
J’ai tout de même joué quelques parties assez satisfaisantes de VLM, je ne jette pas le bébé avec l’eau du bain.
Il ne suffit pas de dire “vous pouvez le faire si vous le voulez”
En tant que MJ et en tant que joueur, j’ai longtemps essayé d’aller dans cette direction avec bon nombre de jeux. Et j’avais fini par tirer un trait sur l’idée. C’est quand j’ai découvert les JdR forgéens (Dogs in the Vineyard, Polaris, Bliss Stage, Breaking the Ice pour ne citer qu’eux) que j’ai réalisé que c’était possible et potentiellement intense.
Mais pour y parvenir, il faut briser un grand nombre d’idées préconçues et tenaces dans le JdR classique.
Je ne me leurre pas, dans le milieu du JdR, ce que je recherche moi n’est pas l’approche majoritaire, mais ce n’est pas pour autant qu’elle n’a pas un public. Elle n’est pas majoritaire parce qu’elle est découragée formellement par le fonctionnement d’une majorité de jeux, mais peut-être aussi pour un certain nombre de facteurs culturels : le geek se définit plus par Starwars et le Seigneur des Anneaux que par American Beauty et Macbeth. Pour autant, Entretien avec un Vampire est un film qui a beaucoup plu dans mes cercles d’amis geeks. Pourquoi donc sa structure d’histoire intéresse-t-elle moins que l’épopée classique et le polar ?
Si elle marche aussi bien au cinéma, en série et en littérature, pourquoi ne marcherait-elle pas en JdR ? D’ailleurs, les jeux forgéens que j’ai cité ont tous eu un certain succès dans la scène anglophone.
Si des jeux ne m’avaient pas montré que c’était possible et n’avaient pas tout fait pour dépasser les lieux communs sur ce que le JdR est censé faire, j’aurais sans doute beaucoup moins joué et écrit depuis dix ans.
L’ouverture à des genres qui me transportent plus, comme le drame d’Entretien avec un Vampire a redonné un souffle à ma pratique du JdR qui s’étiolait avec une furieuse impression de tourner en rond.
Pour y parvenir, les auteurs des jeux suscités ont effectué tout un travail de déconstruction des préconceptions sur le JdR. Il ne suffit pas de dire “jouez de la romance” pour que ça prenne. Il fallait donner aux joueurs des leviers pour qu’ils puissent construire des enjeux internes, les placer au centre de la partie et explorer les conséquences de leurs actes. Mais aussi dire fuck au scénario du MJ pour offrir la chance à ces enjeux internes d’être au centre de la partie. Dans VLM, le scénario, le rôle du MJ et les mécaniques, tout est une entrave à cela.
Damnés
Je n’ai pas écrit ce billet dans ce but, mais il se trouve que je suis en train de lire le JdR auto-édité (paru il y a peu) Damnés de Manon et Simon Li et j’ai très bon espoir qu’il réponde à mes attentes déçues par Vampire la Mascarade.
Notez que j’ai déjà pas mal pu explorer ces dernières années ce qui m’intéressait sur le sujet avec Les Cordes Sensibles (dont ce n’est cependant pas le thème central).
Après une partie-test Damnés, j’aurai sans doute l’occasion de revenir sur tout ça.
Ce deuxième article aborde l’autre versant de la compensation : le lâcher-prise.
Si vous n’avez pas lu l’article précédent, sa lecture est nécessaire pour comprendre ce dont je parle ici : https://www.limbicsystemsjdr.com/avantages-et-limites-de-la-compensation-1-2/
Lâcher-prise, définition
Par lâcher prise, j’entends jouer en se détachant de toute habitude ou tendance à la compensation pour explorer l’expérience brute proposée par un jeu conçu dans ce but.
J’emploie parfois le terme “catalyse” comme un synonyme. Ainsi le joueur et le jeu (l’ensemble de ses règles plus précisément) sont tous les deux des éléments fondamentaux de la « chimie » de la partie, sans avoir à changer le système ou à nécessiter d’harmonisation volontaire dans l’orientation de la pratique de la part des joueurs dont les habitudes et attentes diffèrent.
Lors d’une partie en lâcher-prise, selon mon expérience, le groupe devient catalyseur du système de jeu. En jouant de concert dans le sens de l’expérience proposée par le jeu, les participants sont en lâcher-prise par rapport à toute forme de compensation pour mieux explorer la proposition du jeu, souvent via le réseau de ses mécaniques incitatives.
Le but est de chercher à sublimer l’expérience proposée. Bien entendu, les participants ont nécessairement une part créative importante, voire une certaine liberté d’action dans la fiction. Les règles du jeu ne doivent pas être enfermantes. L’espace de liberté défini est l’espace que les joueurs peuvent s’approprier. il est plus ou moins grand selon les besoins du jeu. De plus, les participants peuvent souvent orienter les thématiques de leurs parties, l’univers du jeu, le type d’enjeux ou de thématiques abordées, etc.
Le fait que la proposition du jeu soit orientée ne signifie pas que le jeu verrouille les libertés des participants. Des jeux comme Shades de Victor Gijsbers imposent un type d’histoire assez précis (qui ne pourrait pas fonctionner sans les spécificités de son système) mais laisse une très grande liberté aux joueurs concernant les thèmes abordés, la portée de leurs narrations, la charge esthétique de la partie, l’époque, le lieu etc.
Pour que cela fonctionne, il faut que l’ensemble des compensations pratiques et majeures cruciales et cohérentes avec le jeu et sa proposition soient contenues dans le livre, et donc d’en faire des règles ou des conseils. Il ne s’agit pas de lister toutes les règles et techniques possibles (ce serait proprement infaisable), mais celles qui soutiennent efficacement la proposition du jeu et sans quoi l’expérience s’en trouverait changée ou amoindrie. Dans un tel jeu, une règle est moins importante que la façon dont elle interagit avec les autres1.
Résoudre les compensations majeures
La difficulté principale de conception d’un tel jeu est que l’ensemble du jeu doit soutenir de façon efficace l’expérience proposée, car la moindre ambiguïté ou tension entre ses règles peut briser la réaction chimique que le groupe et le jeu cherchent à produire ensemble.
À l’heure actuelle, le GNS me semble être le meilleur moyen de structurer la cohérence globale d’un jeu spécialisé (pour les trois démarches créatives : ludisme, narrativisme ou simulationnisme2). En effet, en unifiant les priorités de jeu des participants, on élimine les compensations majeures, ce qui est le plus grand enjeu de la conception d’un JdR en lâcher-prise. Il est probable que d’autres modèles y parviendront différemment, mais actuellement, les jeux en lâcher-prise existants semblent tributaires de ce modèle3.
La promesse d’un jeu spécialisé et requérant une certaine dose de lâcher-prise, est la promesse qu’à un certain moment du jeu, l’effort fourni pour compenser ne va plus être nécessaire et que la dynamique du groupe va naturellement faire avancer l’histoire, motiver les personnages et aider les participants à créer sans difficultés – voire les conduire là où ils ne seraient allés par eux-mêmes. Cette dynamique qui amène les participants à se dépasser tout en s’appuyant sur leur créativité se nomme le Vide fertile4.
Bien entendu, pour que cela fonctionne, tous les participants doivent embrasser la proposition créative du jeu. Il reste facile, par compensation, de détourner un jeu de sa proposition, aussi solide soit-elle.
L’importance des espaces libres
L’analogie du jeu comme espace libre entre les pièces d’une mécanique me semble l’une des plus à même de définir l’importance de la créativité offerte aux joueurs dans un game-design.
Les jeux qui permettent le lâcher-prise ne sont surtout pas des machines tuant toute liberté des joueurs. L’idée de limiter la compensation peut laisser penser le contraire, mais dans les faits elles sont souvent conçues en refusant les scénarios linéaires pour laisser les joueurs conduire l’histoire. Sans scénario, il peut être utile de structurer la partie, par exemple avec un découpage par scènes, à la manière de Bliss Stage de Ben Lehman, ou par une mécanique créatrice de rebondissements en accordant une importance toute particulière aux conséquences des Conflits, à la façon de Dogs in the Vineyard de Vincent Baker.
De façon plus générale, ces jeux accordent une importance toute particulière à la créativité des joueurs. L’exemple le plus connu consiste à partager les Responsabilités du MJ entre les joueurs (Polaris Chivalric Tragedy at the Utmost North de Ben Lehman), mais il peut également s’agir d’offrir aux joueurs le droit de raconter le résultat de leurs actions, de faire des monologues de flashbacks (3:16 Carnage dans les étoiles de Gregor Hutton) ou sur des événements surnaturels (Innommable de Christoph Boeckle), des révélations (InSpectres de Jared Sorensen) et bien d’autres choses (voir mon article à propos des Espaces de créativité). Ce qui a pour effet de donner plus de prise aux joueurs sur l’évolution de l’histoire que ce que la plupart des JdR tendent à offrir.
À quoi s’apparente la créativité sans compensation ?
La compensation ne porte que sur des paramètres méta-fictionnels5 : modification et amélioration des règles et mise en œuvre de techniques de jeu spécifiques. Si l’on extrait tout cela d’une pratique, il reste la production de fiction brute et les techniques appropriées à la proposition créative du jeu.
Pour bien se représenter ce que je nomme système, je vous propose une traduction d’un schéma de Vincent Baker :
Le schéma d’origine se trouve dans l’article de Vincent Baker Periodic Refresher, sur Anyway., je vous recommande de le lire intégralement :
http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/23
Dans l’explication donnée par Vincent Baker, pour certains jeux, le chevauchement des deux cercles est particulièrement large (il donne l’exemple de Dogs in the Vineyard), au point que les deux cercles se recouvrent presque totalement et pour d’autres, il est particulièrement ténu (GURPS). Certains jeux sont meilleurs quand on joue en superposant les deux cercles au maximum (Primetime Adventures) et d’autres en les éloignant au maximum (Ars Magica, toujours selon Vincent Baker).
Dans mon expérience récente, j’ai eu l’occasion de jouer une partie de Dream Askew d’Avery Alder, j’ai joué pendant les ¾ de la partie en cherchant à exploiter les mécaniques, bref en essayant de superposer les deux cercles. Et c’est quand j’ai décidé de m’éloigner des règles du jeu que la partie a commencé à devenir intéressante pour moi (le dernier quart).
Jouer en lâcher-prise, c’est faire en sorte que les deux cercles se recouvrent au maximum (sachant qu’il est impossible qu’ils se recouvrent totalement). Autant dire que Dream Askew n’est pas du tout ce genre de jeu.
Encore une fois, on ne parle pas de ce que l’on dit pendant la partie, mais de comment on se met d’accord à ce sujet6.
Les règles et techniques de jeu ne peuvent pas toutes être compilées dans le texte d’un jeu (et l’on ne peut pas anticiper toutes les approches incompatibles), c’est pourquoi un jeu visant le lâcher-prise doit définir l’expérience souhaitée et l’encadrer par les règles, techniques et conseils essentiels. Si cet encadrement est efficace, les joueurs pourront développer une créativité et des techniques (décisions systématiques et ad hoc) adaptées, en cohérence.
Toute pratique du JdR est pétrie de savoir-faire qu’importent les participants. Jouer en lâcher-prise ne signifie pas jouer sans aucun savoir-faire, mais que l’harmonisation des pratiques autour d’une table est facilitée par le jeu. Ainsi, les techniques de jeu employées le sont en cohérence avec la proposition du jeu.
Créer un jeu en lâcher-prise ne signifie donc pas “écrire l’ensemble des règles, espaces de créativité et techniques utilisées en jeu”, mais “construire un cadre de règles et de techniques orientant la pratique des participants de façon à construire et renforcer la cohérence de l’ensemble”.
Exemple : Pendant la création de la dernière version de Démiurges, je me suis rendu compte que lorsque les joueurs choisissaient un But commun (l’objectif que les PJ ont en commun sur la durée d’une campagne) consistant à découvrir un secret du monde, le MJ reprenait le contrôle sur l’histoire (alors que les joueurs sont censés conduire l’histoire et le MJ est censé les suivre). Cela modifiait l’équilibre du jeu autour duquel tout le reste était bâti, car le MJ devenant le seul à pouvoir répondre à l’objectif en question, il devenait le seul autour de la table à pouvoir conduire l’histoire.
J’ai donc déconseillé dans les règles de choisir ce type de But commun. Les joueurs ont toujours un large choix, mais s’ils choisissent délibérément d’aller dans cette direction, ils sauront que ce n’est pas en phase avec la proposition du jeu et donc avec le reste de ses règles.
D’un certain côté la différence n’est pas si importante, mais comme le type d’expérience proposée par Démiurges est moins courante, si je veux la valoriser, je dois limiter les tentations des joueurs de suivre leurs bonnes vieilles habitudes. C’est le prix à payer pour offrir une expérience authentique.
Ne plus colmater les brèches
Si ce point-là peut sembler s’adresser particulièrement au MJ, ce n’est pas toujours le cas (notamment dès lors que les joueurs ont un pouvoir important sur la fiction).
Jouer sans devoir bricoler les règles, sans devoir modifier son scénario à la volée, sans chercher à suivre le scénario du MJ quand on est joueur, ou en le faisant le moins possible, permet de se concentrer sur tout le reste : la production de fiction, créer des enjeux forts, se positionner, réagir aux actions et narrations des participants, répondre aux attentes de chacun, etc.
Ce qui m’a conduit à privilégier le lâcher-prise
Au cours de ma pratique du JdR, il m’est arrivé à plusieurs reprises de changer de groupe. Quand le groupe apprenait à jouer ensemble (ou initiée par une seule personne), les pratiques s’harmonisaient facilement. Mais dès lors que les participants avaient des pratiques issues d’horizons rôlistes différents, jouer ensemble devenait compliqué, malgré toute la bonne volonté des participants.
L’un de mes groupes tardif s’est bâti autour d’un intérêt mutuel pour les jeux de membres du forum The Forge. Plusieurs d’entre nous étions déçus de nos parties “classiques”, certains avaient appris à jouer en association où les diverses sensibilités s’entrechoquent assez souvent, peu avant notre rencontre. Et au fil de nos parties, j’ai réalisé que ces joueurs compensaient très peu : ils avaient besoin d’une synergie pour que la partie décolle, un seul joueur ne faisait pas tenir la partie à la force de ses bras. Si le matériau de base n’était pas folichon, la partie crashait sans cérémonie.
Pour les playtests, c’était formidable : les joueurs s’engouffraient dans la moindre faille du jeu. La moindre dissonance en matière de proposition créative leur sautait au visage. Bref, ce sont les meilleurs testeurs que j’aie jamais eus.
Avec ce groupe, les jeux que je qualifie aujourd’hui comme favorisant le “lâcher-prise” fonctionnaient particulièrement bien, voici les raisons que j’identifie :
- Tout le monde est au même niveau (y compris le MJ s’il y en a un), il n’y a pas de participant qui tienne la partie à bout de bras ou qui prenne le devant de la scène.
- Les participants influent souvent sur les thèmes centraux de la partie, soit à la création des personnages, soit grâce au partage des Responsabilités, ce qui leur permet d’orienter l’expérience selon leurs désirs.
- Une synergie créative devient plus facile à mettre en place.
- Les joueurs conduisent l’histoire, ils ne doivent pas suivre le scénario du MJ. Ils ont donc plus de liberté en terme de Positionnement7, puisque la fin n’est jamais prévue.
- On ne se préoccupe pas de colmater les brèches en jouant et l’on peut donc employer notre énergie sur ce qui compte vraiment.
- Les participations des uns alimentent celles des autres.
Ces jeux qui permettaient le lâcher-prise nous ont amenés beaucoup plus loin que les autres. Et les joueurs ont été pleinement acteurs des parties.
À chaque fois que je leur soumettais mes créations, tous les éléments demandant de la compensation marchaient assez mal avec eux. J’ai donc beaucoup travaillé pour consolider mes jeux afin que le lâcher-prise maximum soit possible.
Aujourd’hui, je réalise que les habitudes de compensation des rôlistes peuvent avoir l’effet contraire : les empêcher d’apprécier la proposition d’un jeu.
JdR en lâcher-prise
Voici quelques exemples de JdR qui sont des modèles de cette approche. Vous constaterez que pour chacun de ces exemples, l’emploi de rare compensation mineure ou pratique n’a pas empêché notre lâcher-prise.
Dogs in the Vineyard
Ce jeu propose de jouer des jeunes hommes et femmes qui ont pour rôle de voyager de ville en ville dans l’ouest américain au pied des montagnes rocheuses, dans un 19e siècle fantasmé. Ils apportent le courrier, bénissent les bébés, sacrent les mariages, etc. Leur rôle consiste surtout à confondre les pécheurs, les juger et appliquer la sentence.
Le jeu repose sur des situations moralement ambiguës, car les PNJ font le mal pour de bonnes raisons ou font le bien pour de mauvaises raisons. Le jeu n’est en rien manichéen et joue sur toutes sortes de dilemmes.
Je ne vais pas rentrer dans les détails concernant l’expérience que soutient ce jeu, je l’ai décrite en long et en large sur ce blog, notamment l’article suivant : https://www.limbicsystemsjdr.com/vide-fertile-la-spirale-invisible/
Le chapitre “How to GM” (comment mener la partie) est rempli de règles comme “N’aie jamais de solution en tête”, “Suis la direction des joueurs à propos de ce qui est important” ou “Révèle activement la ville pendant la partie” qui aident beaucoup à consolider et à unifier l’expérience de jeu dans le sens de sa proposition créative. Vu que la proposition créative du jeu repose sur le fait d’explorer les conséquences des actes des PJ, il est important que l’histoire et sa fin ne soient pas prévues à l’avance. De plus, Vincent Baker explique clairement l’orientation du jeu vers des problématiques morales. Les règles du chapitre “How to GM” ont donc cette qualité qu’elles renforcent cette orientation, de même que chaque règle du jeu.
Les joueurs et le MJ ont une importante liberté d’action et de création au cours de la partie, mais cela ne s’inscrit pas comme de la compensation, dans la mesure où chacun des différents choix possibles et dans le ton du jeu (qui respectent le genre fictionnel, les enjeux, les thématiques, le setting, etc.) est acceptable car il conduit vers des potentialités et de nouvelles situations qui ne dévient pas de la proposition créative du jeu.
Cependant, quand je joue à Dogs in the Vineyard, il m’arrive d’ajouter quelques règles : par exemple, je laisse les joueurs raconter leurs victoires en fin de conflit, ce qui n’est pas une règle inscrite dans le livre du jeu, (quoique l’un des exemples présente cette façon de faire). Un ami m’avait également conseillé la règle suivante : quand un joueur emploie plusieurs fois le même Trait au cours d’une partie, il faut lui demander de varier l’utilisation qu’il en fait. Cette règle n’est pas non plus dans le livre, mais il va de soi que faire le contraire peut vite ressembler à de l’abus.
Donc même un jeu aussi complet et précis que Dogs in the Vineyard peut être compensé. Mais il ne s’agit que de compensation mineure, voire négligeable, de par le fait que l’expérience ne pâtit pas de leur absence et n’est pas transfigurée par leur présence. En outre, ces compensations sont très peu nombreuses et ne sont que des règles supplémentaires que l’on peut expliquer avant une partie, pas des efforts ou des approches différentes qui demandent l’attention des participants pendant la partie.
Un jeu comme Dogs in the Vineyard, qui ne demande pas de techniques de compensation notables, ne fonctionne pas pour autant parfaitement à chaque fois : le groupe peut passer à côté de sa proposition créative, soit parce qu’ils n’y trouve pas spécialement d’intérêt, soit parce qu’une partie du groupe est gênée par les thématiques abordées, soit parce qu’ils compensent le jeu (consciemment ou non), par exemple : choisir de cacher les dés transforme les conflits centrés sur des choix moraux et dilemmes (est-ce que j’accepte de subir des Répercussions pour sauver l’Enjeu ? Est-ce que j’abandonne l’Enjeu pour ne pas trop faire monter la violence ? etc.) en enjeux tactiques (optimiser ses chances de gagner le conflit dans le but d’accomplir sa mission, là où la proposition créative du jeu nous encouragerait à remettre en question la mission des PJ au bénéfice de convictions personnelles et de causes perdues) ; faire durer l’enquête et donc donner l’impression que l’expérience va se fonder sur des twists préparés par le MJ ; jouer en cherchant à finir le scénar ; considérer les PNJ comme des antagonistes à vaincre (et non pas comme des individus complexes qui pourraient peut-être être sauvés), etc.
Polaris, Chivalric Tragedy at the Utmost North
Polaris Chivalric Tragedy at the Utmost North de Ben Lehman est également un jeu avec une structure efficace pour jouer en lâcher-prise, offrant une grande liberté créative aux joueurs.
Le jeu propose de jouer les histoires parallèles de chevaliers d’un peuple vivant au septentrion, au destin funeste. L’univers est empreint de poésie, mais volontairement succinct, car ce sont les joueurs qui vont le développer pendant la partie.
Le jeu est structuré par scènes avec un rôle de MJ tournant aux Responsabilités réparties autour de la table. Les mécaniques consistent en phrases clef fonctionnant comme une négociation entre joueurs.
Des conseils comme celui qui suit jouent un rôle crucial dans le fonctionnement du jeu : “[…] parfois vous avez une excellente idée pour [cadrer] une scène, mais vous avez déjà décidé dans votre tête de la manière dont elle doit se dérouler. C’est très dangereux ! Polaris est un jeu collaboratif et une telle prédétermination entrave toute sorte de collaboration d’une manière totalement destructive.”
Cependant, écrire un jeu spécialisé parfaitement ficelé relève de la gageure et une discussion sur The Forge8 soulève un problème autour de la règle du “Seulement si” (phrase clef permettant d’accepter la proposition de l’adversaire en conflit en posant vos conditions) : les propositions suivant cette phrase semblent parfois abracadabrantes et elle est souvent utilisée à tort et à travers, nuisant à la cohérence des conflits. Ron Edwards pense que ces phrases ne devraient être utilisées que pour réagir avec son personnage et non pour faire des révélations ou des choses plus abstraites. Et il suggère de réduire l’utilisation de cette phrase dans un conflit (en interdisant de la réutiliser en opposition à un autre “Seulement si”).
Il s’agit là de compensations pratiques importantes qui peuvent modifier considérablement la qualité des parties de Polaris. Techniquement, le jeu fonctionne quand même en lâcher-prise, mais certains conflits peuvent sembler artificiels ou partir en vrille pour trois fois rien, voire ajouter un côté absurde peu souhaitable à ce jeu pourtant tragique et poétique le reste du temps. Corriger le tir sur le “Seulement si” n’est donc pas une compensation absolument nécessaire, mais elle peut améliorer sensiblement la qualité des parties.
Bliss Stage
Bliss Stage de Ben Lehman également, offre une expérience spécifique très efficace.
Il propose de jouer des enfants et adolescents dans un futur proche où les adultes sont tombés dans un sommeil permanent appelé “état de grâce”. De plus, des entités menaçantes cherchent à envahir la Terre. Les héros les combattent dans des sortes de mechas (les Animas) qui les connectent à leurs relations.
Le jeu est découpé en scènes : scènes de relations, scènes de briefing et scènes de mission (entre autres). Les différentes scènes sont liées symboliquement (une scène relationnelle fait bouger les jauges du personnage sur sa fiche, un combat affecte la nature d’une relation, etc.).
C’est un jeu facile à jouer en lâcher-prise. La seule compensation à laquelle nous avons eu recours est un conseil donné par Adrien Cahuzac dans un podcast de la Cellule dédié au jeu : il explique qu’à sa table ils ont mis en place une règle qui consiste à définir la nature d’une relation avant de jouer une scène d’interlude (scènes relationnelles qui se jouent à deux). Et de scènes relationnelles un peu fades et caricaturales on est passés à des scènes particulièrement profondes et touchantes. Une telle compensation n’est pas négligeable, mais elle n’impacte que l’intensité de certaines scènes. Par conséquent, jouer en lâcher-prise sans cette compensation reste possible. De plus, comme celles de Polaris et de Dogs in the Vineyard, ces compensations sont des ajouts de règles permanents que l’on intègre au fonctionnement du jeu et qui ne demandent pas d’efforts particuliers en jouant, sans quoi jouer en lâcher-prise pourrait devenir plus délicat.
Shades
Shades de Victor Gijsbers a ceci de particulier qu’il repose sur des récits de souvenirs (inventés par les joueurs au cours de la partie) de la vie que des fantômes ont quittée. Le paradoxe du jeu étant que les joueurs sont amenés à se contredire, parfois sans le vouloir ou à proposer des points de vue différents voire contradictoires de leurs partenaires, car le jeu repose sur les divergences de visions d’un passé commun.
Lors de la partie que j’ai jouée, nous avons pu lâcher prise sans difficulté, mais la difficulté propre au fonctionnement du jeu semble gêner certains joueurs. Pourraient-ils compenser de manière à ne pas souffrir de ce principe du jeu ? Difficile à dire, puisque ce principe est au cœur de l’expérience proposée et le réduire ou modifier pourrait en altérer considérablement la qualité ou l’objectif du jeu en lui-même. Ce n’est peut-être tout simplement pas un jeu pour ceux que son principe fondateur mettent en difficulté.
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Un jeu difficile à jouer ou à apprécier ne signifie pas forcément qu’il nécessite une compensation. Un groupe peut passer à côté de la proposition créative d’un jeu, fût-elle parfaitement ficelée, car un jeu spécialisé repose sur le choix de resserrer l’expérience qu’il produit et ne peut donc pas plaire à tout le monde. Le lâcher-prise est donc une manière de jouer qui ne peut opérer qu’avec des jeux conçus en ce sens. Ces jeux peuvent avoir des faiblesses ou des lacunes, mais s’ils demandent une compensation importante (y compris pratique), elle peut jouer contre eux et rompre le lâcher-prise.
Un jeu à jouer en lâcher-prise résoudra au minimum les questions de compensation majeure, il doit veiller à ne pas demander trop de travail aux joueurs pour le rendre fonctionnel et éviter que le lâcher-prise soit parasité par des considérations de game design en cours de partie.
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1À ce sujet, lire mon article Les Différents niveaux d’un système :
2Lire LNS et autres sujets de théorie rôliste par Ron Edwards et traduit en français sur PTGPTB :
http://ptgptb.fr/le-lns-chapitre-1
Le GNS est un outil sur le blog Limbic Systems : https://www.limbicsystemsjdr.com/le-gns-est-un-outil/
Ainsi que les deux articles suivants également sur Limbic Systems :
https://www.limbicsystemsjdr.com/un-petit-retour-sur-le-narrativisme/
et https://www.limbicsystemsjdr.com/comprendre-le-simulationnisme-a-travers-prosopopee/
3Croire que le découpage en trois démarches créatives signifie qu’il n’existe que trois types de jeux est une erreur : chaque jeu soutenant efficacement une démarche créative l’exprime de façon unique. Par exemple : D&D4, Agôn de John Harper ou Monostatos de Fabien Hildwein sont trois jeux très différents exprimant la même démarche créative de façons très spécifiques.
4Le Vide fertile est un concept de Vincent Baker (en anglais The Fruitful Void) : http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/119
Que je développe dans l’article suivant selon ma propre vision et expérience :
https://www.limbicsystemsjdr.com/vide-fertile-la-spirale-invisible/
5Le système fantôme tel quel le définissent Brand et Coralie David sur Tartofrez est donc une partie essentielle de la compensation d’un groupe, auquel j’ajouterais l’ensemble des techniques permettant d’harmoniser la pratique d’un groupe : http://www.lapinmarteau.com/systeme-0-et-systeme-fantome/
6Principe de Lumpley, encore et toujours : http://big-model.info/wiki/Lumpley_Principle
7Concernant le Positionnement, tel que le définissent Vincent Baker et Emily Care Boss, lire Le Positionnement, qu’est-ce que c’est ?
https://www.limbicsystemsjdr.com/le-positionnement-quest-ce-que-cest/
À propos des pouvoirs :
Dans Démiurges, il existe 3 types de pouvoirs :
– et la psychométrie qui offre la possibilité de lire les pensées et de modifier le comportement et la mémoire d’autrui.
Chaque pouvoir est subdivisé en “arcanes”, par exemple l’alchimiste devra choisir entre transmuter les minéraux, les végétaux, le corps, des objets technologiques, etc.
L’arithmancien devra choisir entre déplacer les choses à distance, contrôler la lumière, l’électricité, les ondes acoustiques, etc.
Le psychomètre devra choisir entre modifier la mémoire, les pensées actuelles, de s’approprier les connaissances et savoir-faire contenus dans les objets, etc.
Ce sont des pouvoirs ouverts, ce qui signifie que les joueurs pourront se montrer créatifs quant à leur mise en œuvre :
Un alchimiste du corps peut soigner une blessure ou une maladie, blesser ou changer son propre bras en arme voire augmenter sa puissance musculaire…
Un arithmancien du son peut provoquer des illusions auditives, des ondes de choc, améliorer l’efficacité d’un discours ou de son jeu d’acteur…
Un psychomètre peut implanter dans la tête d’une personne le souvenir de leur amitié, il peut soigner un trouble psychiatrique, il peut fouiller la mémoire d’une personne et découvrir ses pires secrets tout comme il peut connaître l’escrime en tenant dans ses mains l’épée d’un maître…
Bien entendu, la puissance des PJ a nécessité un système spécifique pour que les joueurs soient libres d’agir comme ils l’entendent sans menacer le « scénario » du MJ, mais je vous expliquerai ça une autre fois.
Toutes vos questions sont bienvenues.
J’ai le plaisir d’avoir enregistré un podcast avec Jay Sétra des Rôlistes dans la Cave, Mélanie de Savon et Gaël Sacré à propos de création de JdR, mais avec tellement de digressions qu’au final il y a plus de choses dedans que l’on pourrait s’y attendre (c’est un vrai Kinder Surprise).
On y parle entre autre de GNS, de Lars Von Trier et de Pierre Bourdieu. :D
C’est par ici :
http://desrolistesdanslacave.fr/podcast-012-la-creation-de-jdr/
Fabien, Romaric et moi vous présentons notre nouveau projet de forum de jeu de rôle indépendant, dont l’ouverture est prévue pour le 10 juillet !
Au programme : rencontres, entraide, regroupement et discussions sereines autour de notre formidable activité : http://www.silentdrift.net/forum/viewtopic.php?f=2&t=2925
Selon le principe de Lumpley1 que je vous rabache souvent, le système (incluant les règles mais ne s’y limitant pas) est l’ensemble des moyens par lesquels le groupe se met d’accord à propos des événements fictifs.
Ok , voyons cela de plus près.
Faire du jeu de rôle, c’est dire des choses à propos de personnages dans une fiction.
Il ne suffit pas de dire des choses, on a besoin d’établir qui peut dire quoi ; il y a des choses que j’ai le droit de dire et pas toi et vice versa.
Quand je dis quelque chose, c’est dans le but de réagir à ce que quelqu’un a dit et d’obtenir une réaction de quelqu’un d’autre.
Quand ce que je dis s’oppose à ce que tu dis et que chacun campe sur ses positions ou que l’on endure un risque que l’on veut éviter, on parle de résistance.
Quand on décide qui surmonte l’opposition, on parle de résolution.
Ça, c’est la base d’une partie de jeu de rôle.
C’est quoi le système là-dedans ?
Qui dit quoi ?
Souvent en jeu de rôle, j’ai le droit de dire ce que fait un personnage particulier mais pas les autres. Le MJ décrit le décor et ce que font les personnages, sauf ceux des joueurs…
Il s’agit du fondement du système : établir qui a le droit de dire quoi.
Souvent, les groupes ayant une pratique traditionnelle mettent en place des procédures de manière tacite quant à qui a le droit de dire quoi : à certaines tables traditionnelles, les joueurs ont le droit de décrire les lieux qui appartiennent à leurs personnages, mais ce n’est pas toujours le cas ; certaines fois les joueurs doivent questionner le MJ pour savoir si quelque chose existe, d’autre fois, le MJ les laisse décider eux-mêmes ; il arrive que les joueurs enrichissent eux-mêmes le monde du jeu, parfois c’est le MJ qui gère cela seul ; le MJ peut parfois prendre temporairement le contrôle des PJ, parfois il s’en abstient, etc.
Le fait d’avoir créé un univers riche et complexe que seul le MJ connaît conditionne fortement qui a le droit de décrire ce qui le compose.
Dans les jeux à partage d’autorité, souvent ces procédures sont formalisées et l’on voit les joueurs narrer le résultat de leurs jets de dés ; décrire le décor ; jouer les PNJs ; développer l’intrigue au fil de l’histoire etc.
Décider qui a le droit de dire quoi, c’est répartir les Responsabilités narratives2. C’est la première pierre du système.
Les Responsabilités narratives permettent l’altérité, autrement dit, le sentiment d’être la volonté d’un personnage3 qui ne peut faire tout ce qu’il veut dans le monde fictif et qui se heurte aux volontés des autres personnages qu’il rencontre sans pouvoir prédire leurs intentions. Un simulacre d’existence humaine en quelque sorte.
Qui est décisionnaire ?
Une fois qu’on a décidé qui peut dire quoi, il faut savoir qu’en jeu de rôle rien ne peut se produire dans la fiction si tous les participants n’y ont pas consenti.
Ce consentement est généralement tacite et l’absence de consentement signifie remettre en cause ce qui a été dit.
De plus, les Responsabilités sont toujours plus ou moins perméables entre les participants, et pour renforcer le sentiment que certains éléments de la fiction nous appartiennent, on donne le dernier mot ou un droit de véto4 à une ou plusieurs personnes concernant certains éléments de la fiction. Ce qui s’apparente à focaliser l’attention des participants sur certains éléments de la fiction afin de leur demander de juger plus scrupuleusement de ce qui mérite leur consentement. Et leur permettre de rejeter une proposition qui ne leur convient pas.
Dans un JDR traditionnel, c’est généralement le MJ qui a le dernier mot sur tout : tous les participants acceptent qu’il puisse remettre en cause n’importe quel élément fictionnel ou des règles. Dans un JDR à partage d’autorité, certains participants ont le dernier mot sur certaines choses (par exemple le passé de son personnage, l’intrigue etc.)
Le fait d’avoir créé un univers riche et complexe que seul le MJ connaît induit fortement qu’il ait le dernier mot sur cet univers.
Donner le dernier mot à quelqu’un fait partie de la répartition de l’autorité. C’est la deuxième pierre du système.
Réagir et faire réagir
Tout ce qu’on dit dans la fiction s’adresse toujours aux autres participants. La plupart du temps, cela pousse d’autres participants à dire quelque chose en retour. Les narrations fictionnelles qui ne s’inscrivent pas dans cette dynamique sont de la Couleur5 pure.
Exemple : « le MJ dit aux joueurs que des voitures aux vitres teintées roulent pied au plancher dans leur direction et qu’ils voient les vitres se baisser et des flingues pointer vers eux. »
Cette narration incite les joueurs à réagir en manifestant un danger à l’encontre de leurs personnages.
Si joueur A dit : « je prends mon flingue et je vise les roues des voitures. »
Il réagit à ce qu’a dit le MJ. Mais il sait peut-être qu’un autre joueur réagira (positivement ou négativement) à ce qu’il vient de dire.
Joueur B dit à joueur A : « je te fais baisser ton arme et t’entraîne dans une ruelle sombre. Ils sont bien trop nombreux, planquons-nous ! »
Il a réagi à ce qu’ont dit respectivement joueur A et le MJ.
Mais le MJ n’a pas dit son dernier mot : « vous entendez les voitures freiner en haut de la ruelle et quatre ou cinq personnes en sortir et vous prendre en chasse ».
Le MJ réagit à ce que joueur A et joueur B ont dit et les pousse de nouveau à réagir sous réserve de passer un sale quart d’heure.
Ça marche aussi avec des obstacles inertes : Le MJ dit : « Soit vous passez par le chemin et vous arriverez en retard au rendez-vous, soit vous tentez d’escalader la falaise escarpée. »
Que fait-il ? Il propose un choix6 aux joueurs.
C’est ce qu’on fait continuellement en JDR, on propose des choix aux autres. Le MJ dresse une situation → un joueur réagit en premier → un autre joueur réagit à ce que le joueur a dit → le MJ réagit à leurs actes et ainsi de suite.
Notez que ce n’est pas toujours aussi flagrant : on propose des choix aux autres participants chaque fois qu’on ajoute quelque chose dans la fiction, qu’on décrit les actes de son personnage, etc. parce qu’à chaque fois cela change la situation fictive et donc les possibilités des autres participants.
Parfois, on obtient une réaction sans l’avoir volontairement provoquée. Par exemple, on pensait qu’un autre joueur nous suivrait et en réalité il s’oppose à notre proposition.
Tout cela, c’est ce qu’on appelle le Positionnement fictif7, autrement dit, la manière dont chaque participation alimente une situation fictive en créant un ensemble de choix nouveaux aux autres participants.
Il s’agit là du point de convergence de l’ensemble du système de jeu. Le but de toute procédure, de toute règle et de toute Technique, c’est de produire du Positionnement et d’en renforcer la qualité.
La structure dramaturgique
Dans les pratiques traditionnelles, la structure de l’histoire est prévue à l’avance par l’intermédiaire d’un scénario plus ou moins directif.
Dans d’autres pratiques, ce sont des mécaniques de jeu qui constituent la structure de l’histoire de la partie8.
Parfois, la préparation des personnages est un apport très consistant à la structure de l’histoire9, voire en constitue le principal moteur.
Il arrive enfin que l’on formalise le découpage des scènes10 pour structurer l’histoire.
Il est rare qu’un jeu de rôle n’ait aucune préparation visant à alimenter la structure de l’histoire.
La structure dramaturgique est la colonne vertébrale d’un système et d’une partie de jeu de rôle.
La résistance
Il y a certains faits fictifs que l’on ne peut dépasser que sous certaines conditions. Ils sont généralement associés à l’idée d’obstacle, de conflit, d’épreuve, de danger, de combat…
Le joueur fait de sa volonté celle de son personnage par le principe de synesthésie11. Il y a deux types de faits qui génèrent de la résistance fictive : les autres volontés et les obstacles. Quand mon personnage ne veut pas que le tien obtienne ce qu’il désire ou quand un élément du décor se dresse entre ton personnage et son objectif.
La résistance12 est toujours un moment du jeu où l’on fait appel à des procédures réelles (les mécaniques de jeu) pour faire des éléments fictifs des obstacles à la volonté du personnage.
Il s’agit d’un des fondements du jeu de rôle. Si vous retirez toute résistance d’une partie, tout sera calme, personne ne s’opposera à personne, rien ne sera vivant dans votre histoire. Il n’y aura d’ailleurs pas d’histoire.
Résoudre la résistance
Chaque jeu ou chaque groupe définit différemment ce qui mérite de la résistance. On ne peut dépasser la résistance fictive que si l’on remplit une condition pré-établie, par exemple :
- obtenir un score supérieur à 3 sur un d6 ;
- avoir pioché du cœur parmi les cartes ;
- que le MJ donne son aval ;
- posséder un score de Caractéristique plus élevé que son adversaire ;
- avoir misé secrètement plus de jetons que son adversaire ;
- d’obtenir un score supérieur à celui de l’adversaire sur un d10 ;
- etc.
Les mécaniques de résolution13 permettent donc de résoudre et donc de dépasser la résistance rencontrée dans la fiction. C’est une manière pour la volonté de prendre le dessus sur le monde ou sur d’autres volontés afin d’atteindre son but.
La résolution et la résistance sont interdépendantes.
La monnaie d’échange
La monnaie d’échange14, ce sont les interactions entre les différentes mécaniques du jeu, notamment celles qui concernent les personnages. L’un des principaux intérêts de la monnaie d’échange, c’est de créer des interactions bénéfiques ou néfastes en fonction des choix du joueur et donc d’encourager certains comportements pendant les parties15.
Voici un bel exemple de monnaie d’échange : dans Dogs in the Vineyard, pendant un Conflit, si l’on change de mode d’action (entre quatre possibilités : non-physique, physique, combat et armes à feu), on peut ajouter à notre main des dés de Caractéristiques supplémentaires. Cela a pour effet d’augmenter nos chances de succès quand il ne nous est pas acquis, mais tend à nous faire causer plus de Retombées et à envenimer la situation (principalement quand on passe d’un mode de Conflit non-violent à un mode violent). Les Retombées apportent des modifications (négatives et/ou positives) aux personnages (dans leurs Traits et leurs Caractéristiques) et mettent éventuellement leur vie en danger.
Pour conclure
Le système, c’est tout cela. Beaucoup de choses que l’on fait par habitude sans y réfléchir et qui sont, au fond, rarement expliquées dans les livres de JDR. Et quand on en prend conscience, cela ouvre un champ de possibilités insoupçonnées.
__________________
1Voir le principe de Lumpley sur le Provisional Glossary : http://indie-rpgs.com/_articles/glossary.html
2Au sujet des Responsabilités narratives : https://www.limbicsystemsjdr.com/responsabilite-et-propriete/
3Voir La volonté et le monde : https://www.limbicsystemsjdr.com/la-volonte-et-le-monde/
4Voir JDR traditionnel et JDR à autorité partagée : https://www.limbicsystemsjdr.com/jdr-traditionnel-et-jdr-a-autorite-partagee/
5Couleur : tout détail, illustration ou nuance qui produit une ambiance (Définition de Ron Edwards). http://ptgptb.free.fr/index.php/le-lns-chapitre-1/
6Pour en lire plus sur les choix : https://www.limbicsystemsjdr.com/question-de-choix/
7Lire l’article synthétique de Vincent Baker (en anglais) sur le Positionnement : http://www.lumpley.com/comment.php?entry=702
8Voir Zombie Cinema de Eero Tuovinen : http://www.arkenstonepublishing.net/zombiecinema/resources
9Par exemple Lady Blackbird : http://ladyblackbird.ecuries-augias.com/
10Voir Bliss Stage : http://swingpad.com/dustyboots/wordpress/?page_id=244
11Synesthésie : la corrélation entre les enjeux fictifs et ludiques, voir https://www.limbicsystemsjdr.com/retour-sur-la-synesthesie/
12Pour en savoir plus, lire la Résistance asymétrique : https://www.limbicsystemsjdr.com/la-resistance-asymetrique/
13Voir les articles À propos des mécaniques de résolution : https://www.limbicsystemsjdr.com/a-propos-des-mecaniques-de-resolution/ et Pourquoi nous lançons des dés : https://www.limbicsystemsjdr.com/pourquoi-nous-lancons-des-des/
14Voir Currency dans le Provisional Glossary : http://indie-rpgs.com/_articles/glossary.html
15Voir Les niveaux d’un système : https://www.limbicsystemsjdr.com/les-niveaux-dun-systeme/
Écrire des jeux de rôle me passionne depuis toujours, ou presque. J’ai écrit mes premiers simulacres de JDR quand j’avais 11 ans et mon premier jeu de rôle « jouable » à l’âge de 13 ans. Depuis, je me suis essayé à la BD, à la vidéo, au jeu vidéo et autres formes narratives. Et depuis quelques années, je voue un véritable engouement au JDR.
Voici ce que j’aime dans la pratique et la création de JDR :
La fiction
Tout d’abord, je ne suis pas particulièrement passionné par les jeux en général, qu’il s’agisse de jeux de plateau, de cartes ou jeux vidéo (malgré une adolescence baignée de jeux vidéo). Ce qui me passionne dans le JDR, c’est la fiction, le fait de la préparer, de la créer, certes, mais surtout, d’interagir avec elle d’une manière intime. Qu’un choix d’un joueur puisse influer sur les événements de l’histoire m’a toujours fasciné et les histoires – de toutes formes – ont toujours été ma première passion. Le JDR permet de les appréhender d’une façon vraiment unique : en se projetant dans les personnages qui la tissent par leurs actions. Ainsi, les doutes d’un personnage, sa motivation, ses découvertes, ses projets, les risques qu’il encourt… peuvent également être ceux du joueur.
Le lien n’est plus seulement de l’empathie pour le personnage, on devient responsable de ses actes et de ce qui lui arrive, quand on échoue, on sent le poids de l’échec sur nos épaules. Quand on sacrifie quelque chose d’important, on endosse les conséquences de notre choix et la culpabilité.
Et ça, c’est une révolution dans le champ de la fiction. Le jeu vidéo est loin de permettre ce jeu avec la fiction et avec l’histoire que permet le JDR.
Le partage
Le JDR est une activité qui se partage et trouve-t-on plus grande satisfaction que celle d’explorer avec un groupe d’amis une intrigue, un monde, un système et des personnages que l’on a soi-même créés ou que l’on crée ensemble ? La découverte d’une évolution inattendue à une histoire dans laquelle on joue les principaux acteurs peut donner lieu à de grands moments de convivialité et de partage.
On ne partage pas que du plaisir, mais toutes formes d’émotions et d’idées politiques, philosophiques. On se dévoile aussi, d’une manière ou d’une autre.
Un romancier, un cinéaste ont généralement des retours et des réactions différées du moment où le public reçoit leurs œuvres. En JDR, le retour est immédiat. L’expression, la lueur dans le regard du joueur, les éclats de rire, tout cela est précieux pour moi. De plus, à la différence du théâtre, on est tous à la fois créateur et spectateur, et les meilleures parties génèrent une véritable alchimie autour de la table.
Une communauté active et enthousiaste me permet, notamment avec un cercle d’amis, de profiter tout les jours d’une émulation enrichissante et motivante que j’ai difficilement trouvé dans d’autres activités. Je me fais également un devoir de partager mes expériences d’auteur, de concepteur de jeu, avec d’autres. D’aider à la conception de jeu etc. Et cela crée et renforce des liens et nous procure une grande satisfaction.
L’interactivité
La dimension ludique du JDR permet de se projeter dans son personnage comme jamais. Le « jeu » du JDR, n’est pour moi qu’un moyen de modifier son rapport à la fiction. Cela crée une immense potentialité des histoires et de l’évolution des fictions, de donner du sens aux actes, de s’interroger sur le monde qui nous entoure, de faire sienne les motivations, les ambitions et les causes des personnages et d’embrasser d’autres points de vue.
C’est aussi l’occasion pour moi, en tant qu’auteur, de permettre à d’autres d’explorer des émotions, des idées, de faire des expériences en s’impliquant personnellement et en mettant du sien. Les cinéastes et les romanciers jouent énormément avec leur public, je suis sûr qu’ils rêveraient de pouvoir interagir avec le lecteur ou le spectateur de la façon que l’on a de le faire en JDR :
« Je veux donner aux spectateurs une ébauche de scène. Si vous leur en dites trop, ils n’y apporteront rien d’eux-mêmes. Proposez-leur juste une suggestion, et vous les ferez travailler avec vous. C’est ce qui donne son sens au théâtre : quand il devient un acte social. » (Orson Welles 1938)
Comme une partie de JDR exploite la créativité de tous ses participants, on peut y explorer des choses imprévues, voire, prendre en compte toute la subtilité et la sensibilité des choix des joueurs, contrairement aux médiums interactifs rigides où tout doit être prévu à l’avance, comme les jeux vidéo : donner des conséquences à des actions que l’on n’imaginait pas ; développer les recoins insoupçonnés d’un monde ; trouver des solutions qui dépassent l’entendement de l’auteur même du jeu ; et surtout, mettre les cerveaux de plusieurs personnes en ébullition au cours d’histoires qu’elles sont en train de vivre. Cela permet de créer du Positionnement, c’est à dire, de faire des choix des personnages ceux des joueurs – et de les placer au cœur du jeu.
Que mes propres créations soient un cadre dans lequel la créativité des joueurs et du MJ s’exprime me permet de partager un matériau fictionnel unique, avec mon empreinte, qu’ils s’approprieront à leur sauce. Et cela me procure beaucoup de bonheur.
Une activité sociale
Le fait de pouvoir partager cette activité est un élément important de ma passion pour celle-ci. La plupart des autres activités qui me passionnent (notamment celles impliquant une fiction) se vivent seul – ou à plusieurs mais avec une interaction faible ou médiate. Le JDR me permet de vivre des histoires à plusieurs sans barrières et de les partager pleinement.
Pour pouvoir comprendre les implications des règles et des phénomènes sociaux sur les parties qui seront jouées, je tire partie de théories de la psychologie sociale, discipline pour laquelle j’ai un attrait fort.
N’importe quel champ de réflexion est utile
La dramaturgie, la narratologie, la philosophie, la sociologie, les théories de conception de jeu me passionnent également et tous ces champs de réflexion (et bien d’autres encore) sont un formidable terreau pour notre activité. Et cette soif de connaissance, le JDR m’aide à l’étancher.
Le propos
Du fait de l’importance de la fiction, le JDR me semble être un médium propice à l’exploration de problématiques, prémisses et autres propos et points de vue sur le monde, injectés dans le jeu par l’auteur (qui peut être aussi bien le MJ, que le créateur du jeu) et exploré par les joueurs. J’ai tremblé, eu des chocs esthétiques, des bouleversements, les larmes aux yeux, je me suis trouvé grandi par certaines parties que j’ai jouées. Et j’ai vu cela chez mes partenaires également.
Découvrir que le monde peut être plus que je ne le croyais, me confronter à des questions morales, existentielles, politiques. C’est aussi pour ça que je joue et crée des JDR. Ce n’est pas l’apanage des films et romans et j’attends d’un support de création qu’il me permette d’explorer et donner à explorer ces choses-là.
Une économie sans risques (ou presque)
J’aime les œuvres qui me surprennent, qui empruntent des chemins insoupçonnés. Mais je suis également sensible à leur coût. Celles qui demandent de grands moyens sont beaucoup plus sélects. Et le fait qu’un médium soit accessible pour peu de chose : de la sueur, un traitement de texte et quatre bouts de papier… s’accorde avec mes convictions politiques.
Le faible coût de création d’un JDR permet plus aisément d’aborder librement tous les sujets que l’on souhaite sans l’entrave que rencontre l’industrie du jeu vidéo, par exemple (bien que de nombreuses perles, surtout du côté des jeux indépendants, transgressent heureusement le statu quo).
Une terre vierge
Tout reste à faire dans le JDR. Nous sommes des pionniers. Alors que les peintres, cinéastes, romanciers doivent digérer une histoire riche et chargée, où tirer son épingle du jeu est une gageure. En JDR, on peut bénéficier de cette histoire, mais le médium est encore jeune et cette sensation de découvrir de nouveaux continents est grisante.
***
J’aime créer des histoires, apprécier des histoires, j’aime les œuvres interactives, les activités sociales, j’aime intellectualiser et théoriser, créer seul et créer collaborativement quelque chose, j’aime les œuvres qui me font cogiter, me bouleversent, me donnent un autre regard sur le monde et sur l’existence, j’aime les médiums qui me permettent de m’exprimer avec trois bouts de ficelle et j’aime explorer les terres vierges de la créativité.
Pour tout cela, le JDR est un trésor.
Et vous, qu’aimez-vous dans la pratique et la création de JDR ?
Je remarque que j’emploie souvent cette appellation et afin de dissiper tout malentendu, je voudrais expliciter ce que je mets derrière.
Un JDR classique est un jeu ou une pratique qui donne au MJ le dernier mot sur tout*.
Cela signifie qu’il est au dessus des règles du jeu, qu’il peut les ignorer, les modifier, en créer à loisir, que tout ce que disent les joueurs est soumis aux règles et l’est également au jugement du MJ.
Il décide s’il y a ou non une préparation de partie, quelle forme elle prend ; quels enjeux il soumet aux joueurs ; quelles sont les responsabilités de chacun ; quand on lance les dés ; il vérifie la validité des participations de chacun ; il juge la qualité des propositions des participants, etc.
Les jeux non classiques sont donc ceux qui placent les règles au dessus du MJ et les joueurs sur le même plan que le MJ voire, comme Innommable, soumettent le rôle de MJ à des règles.
______________________________
* J’emprunte cette définition à Vincent Baker, si vous souhaitez en lire plus, suivez ce lien (en anglais) : http://www.lumpley.com/comment.php?entry=55
Aujourd’hui je vous propose un témoignage pour changer :
Il y a quelques jours, au milieu d’un repas hivernal dans ma belle famille, la question fatidique m’a été posée : « ça parle de quoi ces livres que tu écris ? »
Alors moi : « ce sont des jeux qui permettent de construire une histoire. » Pensant que ça leur suffirait et que je pourrais avec ça éviter d’aller plus en profondeur.
C’était sans compter l’ami d’une cousine de ma femme, qui s’intéresse au monde ludique et qui me demande en quoi ça consiste.
Je commence donc à lui expliquer vaguement que les joueurs jouent des personnages dans des décors fictifs, avec des « mécaniques » visant à faciliter « l’immersion ». Je crois que d’une certaine manière, je tâtais un peu le terrain par ces explications vagues : s’il connaissait le JDR ou les jeux vidéo dits « RPG », ça le ferait réagir.
… Gros silence, je me rends compte à ce moment-là que tout le monde autour de la table écoute : oncles, tantes, grand-mère… et qu’aucun d’entre eux n’a la moindre connaissance de ce qu’est un jeu de rôle. Pire, personne ne pane un traître mot de ce que je bave.
Galère…
Déjà, je me suis refusé de parler de « jeu de rôle » pour commencer afin d’éviter l’étiquetage, car j’ai déjà eu la surprise de me rendre compte que mon beau père pensait que je faisais du GN. Je me suis donc embourbé dans un mélange de concepts abscons et de tentatives de vulgarisation sans queue ni tête.
Plusieurs choses au final ont permis de dissiper la perplexité ambiante :
- le fait de me centrer sur un seul jeu (Prosopopée ici) ; car expliquer les fondements du JDR dans sa globalité requiert forcément de manier un langage abstrait, alors que ne parler que d’un seul jeu permet de donner des exemples plus concrets ;
- présenter l’activité en commençant par les fondamentaux : on s’assoit autour d’une table et on « narre » par des descriptions verbales ce qu’il se passe dans la fiction ; par les contributions de chacun et par des règles qui indiquent la marche à suivre, on tisse une histoire.
- expliquer le but du jeu qu’on présente, par exemple pour Prosopopée : le but est de créer un monde « beau », comme un beau tableau, tout en trouvant un moyen de résoudre les problèmes qui affectent la population qui y vit.
Ma femme a fini par m’aider en expliquant une partie de ces choses là. Sa cousine a fini par lâcher « ah, mais c’est comme du jeu de rôle en fait » ! (Visiblement, tout le monde n’était pas complètement profane). Plusieurs personnes m’ont posé des questions pertinentes qui m’ont permis petit à petit de mieux cibler mes explications.
J’avais déjà écrit un article à ce sujet : http://froudounich.free.fr/?p=526 mais je n’avais jamais pris de plein fouet la difficulté qu’il peut y avoir à expliquer ça à une assemblée hétérogène totalement profane.
La différence de générations entre les interlocuteurs et d’affinités avec le monde du jeu et de la fiction m’a rendu la tâche bien plus délicate que je n’aurais pu l’imaginer. En plus, s’agissant de ma belle famille, je me sentais moins à l’aise que si ça avait été des amis ou des parents proches. Je ne savais même pas les références que je pouvais utiliser, ne sachant pas si elles leur parleraient.
Au final, je ne suis pas sûr que beaucoup d’entre eux aient vraiment compris. Un oncle a demandé vers la fin de la discussion : « mais en fait, c’est sur ordinateur ? » avant de se voir détromper par les autres… ^^
Enfin, voilà un vrai défi si l’on s’intéresse à des publics différents.
Et vous, comment vous-y prenez-vous pour expliquer votre passion ?
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