Lors du précédent article : Différents degrés d’impact des joueurs sur l’histoire, je vous ai proposé une échelle permettant d’apprécier l’influence des joueurs sur l’histoire, par l’intermédiaire de leurs personnages.
À présent, voici un schéma qui propose de lire à la fois l’impact d’un joueur sur l’histoire via son personnage, mais aussi son impact sur la fiction toute entière grâce aux Responsabilités narratives1 qui lui sont offertes.
Plus le jeu possède de points sur la ligne des ordonnées, plus le joueur a d’impact sur l’histoire par l’intermédiaire de son personnage ; et plus il est positionné à droite sur la ligne des abscisses, plus il a d’influence sur la fiction grâce aux Responsabilités narratives qui lui sont offertes – indépendamment ou non de son personnage.
À noter que le partage des Responsabilités peut varier au cours d’une partie de jeu de rôle. Le quantifier précisément est donc impossible et ce, d’autant plus que chaque jeu possède une marge d’appréhension de son partage de Responsabilité (dans S/Lay w/Me, Ron Edwards propose des approches plus serrées ou plus larges de son partage de Responsabilités). Enfin, deux jeux de rôle ou pratiques peuvent avoir des partages de Responsabilités différents sans qu’il soit possible de dire lequel possède le plus large et lequel est le plus serré. On s’appuie ici surtout sur les règles de ces jeux pour déterminer ce partage.
Les positions des différents jeux sur le schéma sont donc approximatives et l’espacement entre les jeux est purement arbitraire. Le but de ce schéma est de symboliser l’étendue des possibles.
Enfin, il faut garder à l’esprit que toutes les combinaisons sont possibles et que l’on peut avoir un très faible impact sur l’histoire avec un partage de Responsabilités très large ; un impact très fort sur l’histoire avec un partage de Responsabilité très serré ; un impact fort avec un partage de Responsabilité large ; un impact faible avec un partage de Responsabilité serré, ou moyen ou tout ce qu’on veut…
Néanmoins, un jeu proposant un faible impact des joueurs sur l’histoire fonctionne souvent moins bien avec un partage de Responsabilités large : en effet, si les joueurs ont un faible impact sur l’évolution de l’histoire, c’est parce que le MJ ou le scénario prévoient ce qu’elle doit devenir, ou exercent une emprise bien plus forte sur son évolution. Dans de tels cas, si on leur offre une importante prise sur la fiction, les joueurs risquent davantage de contredire la direction voulue par le MJ ou son scénario, notamment si elle repose sur des lieux, des enjeux, des événements et des mises en scène, car les éléments d’une intrigue sont souvent liés aux situations dans lesquelles on a prévu de les dévoiler2.
Exemple : le MJ a prévu une pénurie d’eau à l’origine de graves problèmes dans une ville où se déroule le scénario. Mais un joueur ne connaissant pas encore ce fait, décide que son personnage pèche dans une rivière. Soit le MJ va s’y opposer, soit il va trouver une pirouette pour sauver sa préparation, soit il va devoir changer ses projets. Si de telles interférences se produisent plusieurs fois, la partie risque d’en pâtir.
Un tel cas de figure n’arrive jamais dans un jeu où les Responsabilités des joueurs n’empiètent pas sur celles du MJ ou sur la préparation du scénario. Il est important de bien isoler les Responsabilités dévolues au MJ et à son éventuelle préparation, de celles offertes aux joueurs.
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1 Les Responsabilités narratives sont la façon dont le MJ et les joueurs se partagent les droits de contrôle et de narration sur les différents éléments qui composent la fiction : décor, personnages (PJ et PNJ), etc. Voir l’article Tout JdR partage la narration et Partage de Responsabilités sur le glossaire imaginairien.
2 Je détaille ce sujet dans mon article pour le Maraudeur : Se libérer des paradoxes du scénario : http://www.limbicsystemsjdr.com/article–se–liberer–des–paradoxes–du–scenario–sur–le–maraudeur/
Je vous propose une échelle des différentes manières dont les joueurs de jeu de rôle peuvent influer sur l’évolution de l’histoire durant une partie.
- Le choix des moyens : quand les joueurs inventent eux-mêmes la solution des problèmes. Le problème en question et situation suivante peuvent être prévus (par exemple dans un scénario).
- Conséquences immédiates : quand les décisions des joueurs modèlent l’évolution de la situation. La moindre nuance dans une décision d’un joueur peut radicalement modifier la situation en devenir. La scène suivante ne peut pas être prévue. Quand une partie fonctionne sans conséquences immédiates, c’est par exemple que la succession des scènes est prévue dans le scénario. Quand elle fonctionne avec conséquences immédiates, c’est que le fil de l’histoire n’est pas prévu et qu’il découle des actes des PJ.
- Victoire ou défaite : quand les décisions des joueurs peuvent conduire la fin de la partie vers une victoire ou une défaite strictes, c’est à dire incontestable et sans ambiguïté. Les deux issues peuvent être prévues (par exemple dans un scénario).
- Fin ouverte : quand les fins possibles sont multiples et peuvent être en demi-teintes et découlent des décisions des joueurs. La moindre nuance dans une décision d’un joueur peut radicalement modifier la fin de l’histoire. Impossible donc de prévoir la fin.
- Liberté de prise de parti : quand le camp que défend le joueur n’est pas imposé au début de la partie et/ou que le joueur peut en changer en cours de route.
Quelques précisions
Chacun de ces types d’impact est indépendant des autres, mais peut s’y associer. Par exemple le 3. peut se trouver avec le 2. ou sans lui.
Tous les cas de figure sont possibles, par exemple, un scénario en chapelet avec une fin parfaitement ouverte utiliserait le point 4. sans le point 2. Un scénario en arborescence avec plusieurs fins possibles pourrait utiliser le point 5. sans utiliser le point 4., etc.
Il n’est pas question d’espaces de créativité ou de partage des responsabilités (ou partage de narration), mais bien de la façon dont les décisions prises via leurs personnages modifient l’histoire (on peut parler de “Positionnement de personnage” en quelque sorte). Par exemple, dans un jeu comme La Saveur du Ciel, le partage de Responsabilités est très large, tandis que le déroulement de l’histoire est écrit à l’avance.
Inversement, dans Dogs in the Vineyard, le partage de Responsabilités est plutôt serré, tandis que l’emprise des joueurs sur l’histoire est grande.
Prenons quelques exemples
Sens Renaissance
- Oui : Les joueurs inventent les solutions à la plupart des problèmes.
- Non : Les points de passage obligés priment sur les conséquences des décisions des joueurs.
- Non : Ils ne peuvent pas vraiment échouer, ils verront la fin de la campagne, quitte à créer de nouveaux personnages en cours de route.
- Non : la fin est prévue dans les scénarios du livre.
- Non : quand un joueur rejoint l’antagoniste, il devient un PNJ ou joue à part du groupe.
Prosopopée
- Oui : Les joueurs inventent les solutions aux problèmes.
- Oui : Leurs décisions modèlent l’évolution de la situation.
- Non : Ils ne peuvent pas échouer.
- Non : La seule fin possible est la victoire.
- Non : Les joueurs ne peuvent qu’aider les villageois à résoudre leurs problèmes.
Monostatos
- Oui : Les joueurs inventent les solutions aux problèmes.
- Oui : Leurs décisions modèlent l’évolution de la situation.
- Oui : Ils peuvent gagner ou perdre.
- Non : Pas de fin en demi-teinte. Néanmoins une fin en status quo est possible.
- Non : Le camp des PJ est imposé et en changer est synonyme de défaite.
Dogs in the Vineyard
- Oui : Les joueurs inventent les solutions aux problèmes.
- Oui : Leurs décisions modèlent l’évolution de la situation.
- Non : Il n’y a pas vraiment de victoire ou d’échec, dû aux implications morales complexes des décisions des joueurs.
- Oui : Les fins peuvent être en demi-teinte.
- Non : Arrêter la mission revient à arrêter de jouer le PJ. Néanmoins, les joueurs peuvent prendre le parti de n’importe quel PNJ et être en désaccord entre-eux.
Apocalypse World
- Oui : Les joueurs inventent les solutions aux problèmes.
- Oui : Leurs décisions modèlent l’évolution de la situation.
- Non : Les conséquences des décisions des joueurs impliquent des issues en nuances de gris.
- Oui : Les fins peuvent être en demi-teinte.
- Oui : Ils peuvent prendre parti librement et en changer en cours de partie.
Commentaires et questions bienvenues !
La situation initiale d’une histoire pose une question et les actes du ou des protagonistes y répondent.
On observe 3 grandes questions particulièrement fréquentes, aussi bien au cinéma qu’en littérature:
- Le protagoniste atteindra-t-il son objectif ?
- Quel prix devra payer le protagoniste pour atteindre son objectif ? et le paiera-t-il ?
- On sait que le protagoniste atteindra – ou non – son objectif, comment cela se produira-t-il ?
Chacune de ces questions oriente l’histoire à sa façon :
1. Le protagoniste atteindra-t-il son objectif ?
L’enjeu principal de ce type d’histoire repose sur l’incertitude de l’accomplissement de l’objectif du ou des protagonistes. Cela signifie que l’échec comme le succès de l’entreprise sont des options valables et intéressantes et que le spectateur n’a jamais d’indices francs sur qui gagnera à la fin.
Ce type d’histoire se centre sur la qualité des moyens déployés par le ou les protagonistes et leurs adversaires.
Les obstacles et adversaires rencontrés tout au long de l’histoire mettent en péril les chances de succès du protagoniste, en l’affaiblissant, en déjouant ses plans, en anéantissant ses chances, en menaçant de révéler son identité, etc.
Les personnages ne démordent pas de leurs positions et de leurs objectifs. Il n’y a pas de place pour la remise en question, sauf éventuellement pour le perdant une fois que le combat est fini.
Le spectateur peut devenir supporter du protagoniste ou de son adversaire. Parfois il n’est pas aisé de déterminer lequel des deux est le véritable protagoniste, auquel cas le spectateur est libre de soutenir celui qu’il veut.
2. Quel prix devra payer le protagoniste pour atteindre son objectif ? et le paiera-t-il ?
Rien n’est sans conséquences, le ou les protagonistes devront souvent sacrifier quelque chose ou payer le prix pour obtenir ce qu’ils souhaitent, c’est à dire mettre à mal des choses qui comptent pour eux. À la fin, le prix à payer sera la condition pour atteindre l’objectif final. Toutes les choses commises ou perdues au cours de l’histoire sont généralement une part importante du prix à payer.
Chaque décision prise par le protagoniste est révélatrice de sa moralité qui n’est pas figée, mais se dévoile et peut évoluer tout au long de l’histoire : sacrifier un proche pour sauver le monde, se sacrifier pour protéger ses proches, transgresser une croyance pour préserver son amour, outrepasser des règles pour défendre une idée…
Chaque obstacle ou adversaire est une occasion pour le protagoniste de reconsidérer son objectif final et sa façon d’agir. Les alliés et plus largement les relations du protagonistes sont souvent eux-même des adversaires, car ils peuvent s’opposer à certaines de ses actions, ou la critiquer, pour l’amener à reconsidérer sa position sous un autre angle. Et ce, y compris lorsqu’ils le soutiennent. Ils imposent des contraintes au personnage, parfois même la contrainte de devoir réussir. Son évolution morale donnera tout son sens à sa décision finale.
Les notions de bien ou de mal sont très floues dans ce type d’histoire. Les situations sont suffisamment ambivalentes pour qu’il n’existe pas de solution parfaite. Tous types de fins sont envisageables, tout particulièrement celles qui ne sont pas vraiment bonnes ou mauvaises.
Chaque spectateur est souvent amené à porter un jugement très personnel sur chaque personnage, compte tenu de ses actes.
3. On sait que le protagoniste atteindra – ou non – son objectif, comment cela se produira-t-il ?
L’histoire trahit le fait que le protagoniste atteindra ou n’atteindra pas son objectif. Soit en l’annonçant au début, parfois même dans le titre. Soit parce que le genre de l’histoire est en lui-même révélateur de son issue : bien-pensant, naïf, propagandiste, enfantin, ou au contraire désespéré, nihiliste, etc.
Le ou les protagonistes doivent trouver la clef pour atteindre cette fin promise, ou sont tout simplement pris dans quelque chose qui les dépasse. Ce qui compte, c’est comment ils vont atteindre cette fin, quelle en est la raison.
Les obstacles et adversaires poussent le protagoniste vers la mauvaise voie, mais c’est également eux qui lui offrent l’opportunité de suivre le bon chemin. Dans les histoires où le protagoniste atteindra son objectif, il parviendra à suivre le bon chemin. Dans les histoires où le protagoniste ne l’atteindra pas, il n’y parvient pas.
Ce genre d’histoires sont structurées autour du fait que certaines choses ne peuvent pas arriver : la mort de tous les héros en plein milieu de l’histoire, par exemple, s’ils sont censés réussir.
Dans les histoires ou l’objectif est atteint, le protagoniste suivra le bon chemin ou il apprendra à le faire.
Dans les histoires où l’objectif n’est pas atteint, le protagoniste est condamné, car il représente la mauvaise voie et il ne saura pas changer.
Le spectateur suit le protagoniste vainqueur pour célébrer ce qu’il incarne, les valeurs qu’il représente.
Quand le protagoniste est condamné, sa mésaventure peut fonctionner comme une punition méritée.
Certaines histoires échappent à cette classification :
- Quand l’objectif du protagoniste n’est pas clair ou change au cours de l’histoire.
- Quand l’identité du protagoniste n’est pas claire ou change au cours de l’histoire.
- Certains genres, comme la tragédie grecque où certaines formes d’avant-garde échappent également à cette classification.
Dans ce cas, la question dramatique peut s’avérer plus complexe ou ambiguë. Ce n’est pas un modèle qui vise à couvrir tous les cas de figure, seulement les plus courants.
Chaque personnage d’une histoire représente une idée, défend une cause. La question dramatique est une mise à l’épreuve de ces valeurs via le conflits auxquels ils vont devoir faire face.
1. Atteindre son objectif : les valeurs antagonistes.
Chaque personnage représente des valeurs, par exemple :
Dans Death Note de Tsugumi Ōba et Takeshi Obata, Raito cherche à rendre le monde meilleur en le débarrassant des criminels. L quant à lui traque Raito au nom de la justice, l’histoire est un jeu du chat et de la souris sophistiqué. L’idéal d’un monde sans criminalité de Raito se heurte au sens de la justice de L. Beaucoup rapprochent la position de Raito comme pro-peine de mort, et celle de L anti-peine de mort. Dans Death Note, il est assez difficile de dire qui va gagner, voire qui mériterait vraiment de gagner.
Dans le Cycle des Princes d’Ambre de Roger Zelazny, Corwin mène une lutte contre certains de ses frères et soeurs pour découvrir qui veut sa mort. La vérité est toujours plus compliquée qu’il ne semble et entre trahisons et tromperies, les intérêts des différents princes et princesses se croisent, certains cherchant le pouvoir jusqu’à la folie, d’autres défendant un certain sens de l’honneur, et on ne sait jamais comment va aboutir la quête de la vérité du protagoniste, ni même s’il s’en sortira.
Pour que cette question dramatique soit opérante, il faut que les 2 fins, victoire et échec, soient possibles et intéressantes et donc que les camps adverses défendent des valeurs suffisamment complexes et étayées. Le vainqueur du conflit détermine quelle valeur est supérieure.
2. Le prix à payer : aucune valeur n’est fondamentalement bonne ou mauvaise.
Chaque décision importante prise par un personnage impliquant un sacrifice, dévoile une partie de ses valeurs. Le prix à payer n’est-il parfois pas pire qu’abandonner ?
Dans Breaking Bad de Vince Gilligan, Walter White est sans cesse tiraillé entre les dangers de sa vie de fabriquant de méthamphétamine, et la protection de sa famille. Parfois ses actes témoignent d’une forme d’altruisme, d’autres sont bien plus controversés, voire terrifiants et machiavéliques. Le protagoniste va subir des changements importants, entre le brave prof de chimie et le monstre froid et calculateur.
Dans True Blood, série d’Alan Ball (d’après les romans La Communauté du Sud de Charlaine Harris), les protagonistes sont capables de commettre le pire malgré les meilleures intentions du monde. Rien n’est jamais tout blanc ou tout noir, les vampires peuvent avoir bon fond malgré leur absence (relative) d’humanité et les humains peuvent commettre de véritables atrocités au nom de grandes valeurs. Chacun fait du mieux qu’il peut, même si ce mieux peut parfois les conduire à s’enfoncer dans une merde noire. Certains peuvent paraître niais, crétins, horriblement manipulateurs ou ignobles, mais tous évoluent, voire changent en profondeur au fil de la série.
3. Comment atteindre la fin prévue : la bonne ou la mauvaise valeur conduit à la fin qu’elle mérite.
Le protagoniste atteint son objectif parce qu’il défend la bonne valeur.
Ou bien le protagoniste n’atteint pas son objectif parce qu’il défend la mauvaise valeur.
Ces deux cas de figure sont souvent conjoints, lorsque le deuxième personnage est l’antagoniste.
Dans Bilbo le Hobbit de J.R.R. Tolkien, le fait qu’il s’agit (à l’origine) d’un livre pour enfant et le genre même du voyage initiatique induisent que la fin sera un happy-end pour le héros. Le titre original lui-même (The Hobbit, or There and Back Again) indique que le héros rentrera chez lui à la fin du voyage. Bilbo, personnage plutôt bourgeois et casanier, parviendra à accomplir sa quête en apprenant à se servir de son intellect. Il incarne donc à la fois l’idée que l’intellect prime sur la force brute et que de petites personnes insignifiantes peuvent faire des miracles s’ils sortent de leur routine.
Dans One Piece de Eiichirô Oda, l’épopée optimiste et le genre du voyage initiatique induisent que le héros atteindra son but. Le but est d’ailleurs répété inlassablement : “devenir le roi des pirates” et les héros finissent toujours par gagner contre leurs adversaires après de nombreuses péripéties. Le héros Luffy représente une certaine forme de pureté morale, d’optimisme débordant, de fraternité, de justice, et de naïveté. Ses ennemis sont fréquemment dévorés par la cupidité, l’orgueil, la vengeance, la cruauté et le héros et ses amis leur mettent une bonne raclée punitive à la fin de chaque arc narratif.
Les héros gagnent parce qu’ils incarnent les bonnes valeurs. Leurs ennemis perdent parce qu’ils incarnent les mauvaises valeurs.
Quand on tente d’imaginer une fin négative à ce type d’histoire, on se rend compte qu’elle n’aurait pas de sens : et si Bilbo se faisait dévorer par Smaug ? Quelle serait la morale ? Et si Luffy se faisait exécuter par la marine ? Pourquoi nous montrer des héros triomphants porteur de bonnes valeurs pour qu’ils finissent comme ça et faire triompher les enfoirés ou les créatures maléfiques d’en face qui n’ont pas l’once d’une vertu ?
Note : Je n’ai pas d’exemple en tête où le protagoniste perd à la fin dans ce type d’histoires, à part Minus et Cortex, le cartoon de Tom Ruegger, ce qui me permet de confirmer l’existence de ce type de structure. Si vous en trouvez d’autres, merci de les noter dans les commentaires.
L’hérédité ludique du jeu de rôle tend à le pousser vers “le protagoniste atteindra-t-il son objectif ?”. Beaucoup de rôlistes que je rencontre peinent à envisager des alternatives.
Or il en existe de nombreux exemples de jeux qui épousent les différentes questions dramatiques brillamment, en voici quelques uns :
1. Le PJ atteindra-t-il son objectif ?
En jeu de rôle, cela signifie que le jeu ou le scénario est conçu pour que l’échec comme le succès soit possible et intéressant. Et qu’aucun des deux cas de figure ne soit prévu à l’avance.
Monostatos de Fabien Hildwein propose de jouer des héros en lutte contre un Culte omniprésent. Quand le joueur a dépensé son troisième point de Désir dans le but de progresser vers son objectif de la partie, il le réalise, ce qui équivaut à une victoire. S’il obtient 2 Affaiblissements non soignés, avant d’atteindre son objectif, il se soumet au Culte de Monostatos, ce qui équivaut à une défaite. Il est rare que la soumission se produise, compte tenu des moyens dont disposent les joueurs pour l’éviter. Mais le risque existe tout de même.
En terme de valeurs, les PJ représentent la liberté créatrice, ils sont subversifs, ils sont flamboyants. Le Culte représente le confort, l’apathie et la sécurité, l’aliénation consentie. La soumission d’un PJ au Culte est synonyme d’échec. S’imposer au Culte, le pervertir, le faire reculer, l’écraser est synonyme de victoire.
2. Quel prix devra payer le PJ pour atteindre son objectif ? et le paiera-t-il ?
En jeu de rôle, cela signifie que le jeu ou le scénario est conçu pour que le joueur soit incité à faire des sacrifices pour obtenir ce qu’il souhaite et pour que les notions de bien et de mal soient floues.
Dans Apocalypse World de Vincent Baker, le monde est bourré de pénuries, il n’y a pas de gentils et de méchants, chacun s’en sort du mieux qu’il peut, souvent au détriment de quelqu’un d’autre. Quand le joueur lance les dés, s’il n’obtient pas 10+, il doit faire des concessions : “j’obtiens ce que je prends par la force, mais l’autre me tire une balle dans la jambe”. Les joueurs doivent donc souvent choisir entre infliger une injustice ou en subir une à la place. Il n’y a pas d’issue prévue à l’histoire et la fin peut tout à fait être en demi-teinte.
En terme de valeurs, les notions de bien et de mal sont floues et les situations de nécessité et la violence ambiante chamboulent nos repères à ce sujet. Les PJ doivent fréquemment payer le prix ou faire payer le prix de leurs actions. Ils peuvent être de vrais salauds ou avoir quelque chose à défendre : un ami, un membre de la famille, leur honneur, etc. Les joueurs ont toujours le choix, mais c’est souvent entre la peste et le choléra.
3. On sait que le PJ atteindra – ou non – son objectif, comment cela se produira-t-il ?
Certains scénarios avec une fin prévue à l’avance suivent cette question dramatique. Cela fonctionne si les joueurs acceptent de suivre le fil rouge (participationnisme) ou si le MJ les manipule discrètement pour les y amener (illusionnisme).
Dans mon jeu Prosopopée, il n’y a pas de scénario. Au fil de la partie, les joueurs déterminent les problèmes du lieu qu’ils explorent et récoltent des ressources (sous forme de dés) pour pouvoir les résoudre quand ils en auront suffisamment. Peu importe le temps que ça prendra, les joueurs finiront toujours par les résoudre, mais on ne sait pas comment, ni lequel d’entre-eux y parviendra. Quand un joueur échoue, cela signifie que les dés ont décidé que sa manière de faire ou l’origine du problème n’est pas bonne, il faudra en trouver une autre. Les joueurs continuent donc jusqu’à ce que l’un d’eux (ou plusieurs d’entre-eux) y parviennent et établissent donc la manière de résoudre et l’origine adaptées au problème.
En terme de valeurs, les PJ cherchent à rétablir l’équilibre du monde. Ils aident les humains à résoudre leurs problèmes avec la nature et les esprits, nés de leur incompréhension de l’ordre du monde. Ils y arriveront parce qu’ils représentent les valeurs véritables d’altruisme, de désintéressement, d’abnégation, de respect et de compréhension de la nature et du monde des esprits.
Ces 3 questions dramatiques m’aident beaucoup à concevoir mes jeux : garder à l’esprit qu’il existe différentes structures narratives m’a beaucoup aidé, par exemple lors de l’écriture de Prosopopée, en observant que les épisodes de Mushishi, mon inspiration principale, se terminaient toujours par une résolution du problème (à un épisode près).
De la même manière, si je voulais jouer un voyage initiatique à la manière de Bilbo le hobbit, je ferais en sorte qu’il suive une structure de type 3. On sait que le protagoniste atteindra son objectif, comment cela se produira-t-il ? la fin sera une victoire des héros, on doit le pressentir rapidement. Je bâtirais une mécanique de jeu qui permettrait à l’histoire de toujours rebondir en créant des péripéties sans menacer la fin prévue (comme c’est le cas dans Prosopopée), notamment en empêchant la mort soudaine et non héroïque d’un PJ. Je placerais les valeurs qui me semblent centrales dans cette histoire (voir plus haut) comme élément du système.
Si je voulais jouer une histoire à la façon de Breaking Bad, je choisirais une structure de type 2. Quel prix devra payer le protagoniste pour atteindre son objectif ? et le paiera-t-il ? Mais si j’en ai envie, je pourrais également jouer dans un contexte proche de Breaking Bad avec n’importe quel autre des deux types de structures. Mais dans ce cas, il faudra m’attendre à ce que les histoires ne ressemblent pas tout à fait à celle de la série.
Ce qui compte, c’est que je perçois plusieurs structures à présent, possédant toutes un grand potentiel, et que je peux donc diversifier mes expériences et mes approches de conception de jeu (et d’écriture de scénario).
Pour chaque projet de JdR, je me demande quelle est la question dramatique que je veux explorer et comment structurer le jeu pour le faire au mieux. J’espère que ça vous sera utile autant qu’à moi.
***
Avez-vous des questions ou des commentaires ?
__________________
Quelques lectures à l’origine de ma réflexion :
- John Truby, Anatomie du scénario, Nouveau Monde Éditions (2010)
-
Vincent Jouve, L’effet personnage dans le roman, Presses universitaires de France (1998)
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