Dans certains jeux, le mode Auteur et Plaider pour son personnage peuvent coexister. L’une des façons d’y arriver consiste à faire passer le joueur d’un focus de narrateur externe à un focus interne. L’articulation peut passer par les pensées, les souvenirs, les perceptions du personnage, etc.
L’intériorité du personnage peut être un pont entre le joueur et son avatar. C’est en cela que le mode Auteur peut, dans certains cas spécifiques, être plus proche de la volonté du personnage que ce que le concept sous-entend initialement, comme dans Shades de Victor Gijsbers ou Prosopopée.
Le mode Auteur et Plaider pour son personnage peuvent donc s’articuler au sein d’un même jeu. C’est ce que je vais à présent illustrer par l’intermédiaire cinq exemples :
- Innommable : des monologues pour ébranler les structures du réel
- Prosopopée : créer et explorer un monde pour résoudre ses déséquilibres
- Shades : être en conflit sur notre vision d’un passé commun
- Les Cordes Sensibles : des scènes en mode Auteur pour nourrir les enjeux et intérêts du personnage
- Microscope : la petite histoire tisse la grande
1. Innommable : des monologues pour ébranler les structures du réel
Innommable de Christoph Boeckle est un jeu qui se joue surtout en plaidant pour son personnage, dans la mesure où l’on joue des personnages ordinaires en partage de Responsabilités plutôt serré (mis à part que l’on peut raconter l’issue des lancers de dés) dans un effort de survie face à des manifestations surnaturelles.
Rien n’empêche a priori un joueur de malmener gratuitement son personnage sans le concours du MJ et des autres joueurs, mais ce n’est qu’une façon de jouer parmi d’autres.
Une des mécaniques au centre du jeu consiste à raconter un monologue surnaturel pour pouvoir piocher plus de dés (et donc être moins à la merci des dangers en augmentant nos chances de succès dans les conflits).
Il peut s’agir de rêves, de visions, puis de découvertes occultes autorisant le PJ à utiliser la source surnaturelle à son avantage.
Le MJ laisse libre dans sa préparation la forme des manifestations surnaturelles. Pendant la partie, le MJ est invité à réincorporer les éléments de son choix, parmi les monologues des joueurs, dans la partie.
Pour le joueur, raconter qu’il se voit dans le miroir avec des yeux de chèvre est un exercice de distanciation avec son personnage qui a pour but de gagner un avantage aux dés en apportant de la Couleur surnaturelle à la partie.
Mais quand le MJ lui raconte que les cultistes arborent eux-aussi des yeux de chèvre ou que les gens bêlent au lieu de parler, un sentiment de vertige germe à propos de “qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui ne l’est pas ?”.
La parenthèse en mode Auteur permet de produire un flou quant à la nature même de ce qui est réel et de ce qui est de l’ordre du désordre mental du PJ. Si l’on joue en plaidant pour son personnage, les monologues surnaturels viennent donner de la matière au MJ pour enrichir la situation en enjeux et intérêts avec lesquels en découdre, notamment : qu’est-ce qui est vraiment réel, en quoi puis-je avoir confiance, que puis-je croire et qu’est-ce qui compte à partir de maintenant pour mon personnage et moi-même ?
Les pensées et les rêves du personnage se mêlent à la réalité, rendant ces deux dimensions perméables.
2. Prosopopée : créer et explorer un monde pour résoudre ses déséquilibres
Le jeu propose d’explorer un monde qui ne préexiste pas et du fait du large partage de Responsabilités dévolu aux joueurs, cela autorise le mode Auteur. Formellement, les participants endossent le rôle, d’une part, de divinités qui peignent un monde et d’autre part, de divinités qui s’incarnent dans des humains pour l’explorer et résoudre ce qui pose problème.
Quand un participant aime ce qu’un autre dit, il donne un dé qui permettra plus tard de tenter de résoudre les Problèmes à s’insinuant dans le monde narré collectivement.
Ce qui crée une passerelle entre le mode Auteur et Plaider pour son personnage dans Prosopopée, c’est que certains joueurs (appelés Médiums) sont présentés comme des divinités incarnées dans un personnage humain. Le passage d’un mode de jeu à l’autre (le mode Auteur et la Plaidoirie pour son personnage susnommées) coïncide avec la situation des personnages fictifs (divinité incarnée dans un humain).
En jeu, le joueur-Médium décrit ce que fait son personnage tout en dépeignant le monde autour de lui.
Le fait de chercher à résoudre les problèmes auxquels font face les populations humaines (les fameux déséquilibres) place le joueur en position de Plaider pour son personnage.
On est dans un cas typique où le mode Auteur et Plaider pour son personnage peuvent cohabiter, voire, s’articuler de façon relativement libre.
Le joueur peut donc décrire une vallée enneigée, puis raconter comment son personnage l’arpente.
Pour le joueur-Médium, la création de l’environnement que découvre son personnage est censée se faire en priorité en interaction avec ce qu’il perçoit et ce qu’il fait. Mais cela n’empêche pas le joueur de simplement décrire des figurants, de les faire agir ou de décrire le décor en omettant son personnage s’il le souhaite. De plus, il peut raconter les conséquences de ses actes (s’ils ne concernent pas la résolution d’un Problème), ce qui tend à le placer en position extérieure à son personnage.
D’autres participants nommés Nuances (les participants qui ne jouent pas un seul personnage) jouent les figurants (équivalent aux PNJ) et décrivent le décor en priorité, mais la résistance asymétrique de type “séduction” opère entre tous les participants1 grâce au don de dé.
Les Nuances jouent-elles forcément en mode Auteur ? Une Nuance peut résoudre des Problèmes en incarnant à loisir un figurant, il lui est donc possible de prendre un rôle très proche de celui que l’on nomme “joueur” dans un JdR plus classique.
Comme tout le monde a pour objectif de résoudre le Déséquilibre et que l’adversité est gérée par la mécanique et les transactions de dés, et non par un participant dévoué, le rôle des Nuances est un peu à part. Il consiste à donner de la matière aux autres participants pour les aider à avancer sur leur quête en enrichissant le monde et en en jouant les figurants. Sans les Nuances, il manquerait clairement quelque chose au jeu (le décor et les PNJ tendraient à s’appauvrir considérablement, alors qu’ils ont une importance capitale ; sans Nuances, la partie jouée ressemblerait à un tableau vaguement esquissé, pauvre en détail).
En tant qu’auteur du jeu, dans mon expérience :
- Dans certaines parties, j’ai vu des joueurs rester très proches de leurs PJ dans leur façon d’investir le partage de Responsabilités. Dans ce cas, les Nuances doivent souvent prendre un rôle plus proche de celui de MJ et répondre à la moindre action d’un joueur en révélant le décor, en jouant les figurants, en proposant des enjeux que les Médiums tenteront de résoudre et en révélant des éléments d’intrigue. Dans ce cas, Plaider pour son personnage devient central. Mais ce n’est pas une façon très satisfaisante de jouer à Prosopopée, car un partage de Responsabilités plus large fluidifie la production d’histoire et favorise la complémentarité des imaginaires.
- Dans d’autres parties, j’ai vu des joueurs prendre plaisir à se lancer dans de longs monologues descriptifs, cherchant à séduire à tout prix leurs camarades en prenant le jeu comme un pur exercice créatif. Ces joueurs-là profitaient au maximum du large partage de Responsabilités du jeu, quitte à laisser leur personnage derrière. De tels joueurs sont usuellement plutôt à l’aise dans un pur mode Auteur et peuvent trouver les enjeux de résolution de Problèmes superflus. Avec seulement des joueurs comme ça autour de la table, le rôle de Nuance peut sembler moins nécessaire.
- Pour ma part, j’ai tendance à contribuer par petites touches en essayant de jouer en complicité avec les autres participants sans chercher à briller ou à me mettre en surplomb du reste du groupe. Je cherche à jouer en harmonie avec les autres participants, valoriser leurs propositions, les encourager si besoin.
- Je pense qu’il existe tout un spectre entre ces trois façons de jouer au jeu, notamment parce que l’on peut passer assez rapidement d’une narration en mode Auteur à des actions orientées clairement vers la résolution de problèmes. La façon dont un participant joue peut exiger des autres qu’ils s’adaptent et tirent la couverture vers plus de mode Auteur ou vers plus de plaidoirie pour son personnage.
En fin de compte, je pense que Prosopopée offre la possibilité aux groupes de trouver leur point d’équilibre entre mode Auteur et Plaider pour son personnage. Ça ne signifie pas qu’ils y arrivent systématiquement, ça marche souvent mieux à la deuxième partie ensemble, mais le jeu offre une certaine plasticité entre les deux modes. C’est quand l’écart entre les façons de jouer des participants est trop grand que le jeu peut en pâtir. Heureusement le manuel donne beaucoup d’explications sur le fonctionnement pratique du jeu.
3. Shades : être en conflit sur notre vision d’un passé commun
Shades de Victor Gijsbers propose aux joueurs de raconter par des monologues des scènes de leur passé commun, menant à leur trépas.
Le jeu en monologues oriente souvent le jeu hors des intérêts du personnage, mais Shades parvient à nous y ramener en plaçant au cœur de ces monologues de souvenirs un enjeu fort : les points de vue de chacun, la façon dont ils se contredisent, génèrent une réalité complexe et placent les personnages, (ceux que l’on joue au présent, les fantômes) dans des positions de persécuteur, de salaud, de victime etc. à l’égard du drame passé.
Donc, dans les scènes du passé qu’il invente, le joueur Positionne son personnage et celui des autres. Il défend ses intérêts d’une façon très inhabituelle : en le faisant agir à travers le récit de scènes du passé.
La mémoire du personnage devient un pont entre celui qu’il est aujourd’hui (un fantôme) et ses actes dans le passé. C’est un moteur de jugement moral entre plusieurs niveaux d’action2.
4. Les Cordes Sensibles : des scènes en mode Auteur pour nourrir les enjeux et intérêts du personnage
Dans une partie des Cordes Sensibles, les joueurs peuvent choisir parmi différents types de scènes. Les scènes de Développement sont cadrées par un autre joueur que celui qui est au cœur des enjeux. Ce joueur (appelé Metteur en scène) crée une situation dans laquelle le PJ est confronté entre-autres à ses problèmes et à ses relations.
Ces scènes sont les plus fréquentes et placent le joueur en position de Plaider pour son personnage, car il doit prendre des décisions parfois critiques au sujet de choses qui comptent pour son PJ (et qui sont détaillées sur sa fiche de personnage).
Le joueur peut également choisir de cadrer lui-même une scène pour son personnage, parmi ces différents types :
- Initiative
- Solitude/Quotidien
- Flashback
- Rêve
- Réaction
- Aiguillage
Le fait de cadrer la scène (qui est d’ordinaire une prérogative du MJ dans les pratiques plus classiques du JdR) permet au joueur d’orienter l’histoire dans le sens qui l’intéresse. C’est donc une opportunité de prendre le pouvoir sur cet instant de vie. Par exemple, une scène d’initiative peut lui servir à entreprendre une action en orientant la situation d’une façon favorable ou non. Si la situation est défavorable, il y a de fortes chances pour que le joueur emploie – volontairement ou non – le mode Auteur. Puis, si des PNJ ou d’autres PJ intègrent la scène, ils doivent être interprétés par d’autres joueurs, replaçant le joueur principal en position de Plaider pour son personnage.
Parmi ces scènes, celles de solitude, de flashback et de rêve sont souvent des monologues, offrant au joueur un parfait contrôle sur les événements et sur la situation. Ce sont donc des scènes entières qui sont racontées en mode Auteur. Elles s’articulent de façon avantageuses avec le fait de Plaider pour son personnage le reste du temps, car elles permettent au joueur d’approfondir son personnage, son histoire, sa psychologie, mais aussi d’orienter l’histoire dans une direction qui l’intéresse. Ce faisant, tout ce qu’il va introduire dans ces moments en mode Auteur : les problèmes, relations, pensées, comportements… tout pourra être réutilisé par la suite par les futurs Metteurs en scène de ses scènes de Développement.
Il s’agit donc de passages où le joueur se met en position de “scénariste” pour enrichir son personnage, ses relations et ses problématiques, parfois bien au delà de sa fiche de personnage et pour apporter de la matière qu’il pourra aborder dans la suite de l’histoire en plaidant pour son personnage cette fois-ci.
On pourrait se demander si ça ne contrevient pas au Principe de Czege3, principe particulièrement utile lorsque l’on cherche à Plaider pour son personnage. Tout d’abord, le joueur n’est pas tenu de créer des problèmes dans ses monologues, mais dans les faits, ça arrive souvent. En revanche, ce sont les autres joueurs qui vont interpréter les propositions du joueur principal pour les réincorporer plus tard. Et grâce à ce travail d’équipe, le joueur ne pose pas lui-même son adversité. Il donne des pistes, il crée des PNJ, des relation, un passé, et laisse les autres les utiliser contre lui. Des choses positives peuvent d’ailleurs être réutilisées de façon négative et inversement.
5. Microscope : la petite histoire tisse la grande
Microscope de Ben Robbins offre de jouer des scènes – à la façon de vignettes – à propos d’individus composant une fresque racontant l’histoire d’un peuple. Rien n’interdit de jouer des scènes en plaidant pour son personnage (mis à part le fait que chaque scène est un peu scriptée à l’avance pour l’intégrer dans la logique à grande échelle du jeu). La structure même du jeu tend à nous dissocier des intérêts des personnages, du fait qu’on en change sans arrêt, que les enjeux des uns peuvent être décorrélés, mais surtout que le jeu nous pousse à faire des liens entre les différentes scènes des différentes époques, à la manière d’un auteur, pour penser la grande Histoire avant la petite4. En quelque sorte, le jeu nous demande de réfléchir pendant qu’on joue à comment rattacher les événements entre-eux en les justifiant a posteriori pendant que l’on joue notre personnage5.
***
Il existe sans doute de nombreuses autres façons de combiner ces modes, je suis parfois surpris par la façon qu’a un JdR en mode Auteur de me plaire en y jouant, alors que jamais je ne lui aurais donné sa chance si j’avais lu le bouquin avant (je pense à Shades et Sandbucket, par exemple).
J’espère que ces exemples sont suffisamment éloquents pour aider à y voir plus clair quant aux articulations possibles entre mode Auteur et Plaider pour son personnage.
Questions et commentaires bienvenus !
1Voir l’article précédent de la série : Mode Auteur et plaider pour son personnage #3 : du côté du MJ https://www.limbicsystemsjdr.com/mode-auteur-et-plaider-pour-son-personnage-3-du-cote-du-mj/
2Vous pouvez entendre un rapport de partie de Shades en écoutant le podcast de la Cellule n°47, intitulé : Shades de Victor Gijsbers https://www.lacellule.net/2016/10/podcast-one-shot-n47-shades-de-victor.html
3Ce principe, attribué par les membres du forum The Forge à Paul Czege, auteur de My Life with Master, The Clay that Woke (entre autres…) dit que c’est ennuyant de préparer des défis ou de l’adversité et de surmonter soi-même cet obstacle. Autant dire que le principe ne vaut que pour les jeux et pratiques où l’on défend les intérêts de son personnage.
4Si vous avez une expérience différente du jeu, n’hésitez pas à témoigner, la mienne s’est révélée assez fastidieuse, je dois dire. Ce n’est pas pour autant que ce n’est pas un jeu prisé et réputé dans les milieux connaisseurs.
5À noter qu’on fait souvent ça dans Prosopopée aussi,
Depuis que j’aborde ces questions, je me concentre sur les joueurs. Or le MJ joue un rôle fondamental dans la différenciation entre mode Auteur et Plaider pour son personnage.
Par MJ, j’entends aussi bien le rôle classique du MJ qui prépare un scénario pour le révéler aux joueurs pendant la partie ; que le rôle du MJ “joueur de basse1” ; le MJ en pure impro2 ; le MJ tournant3 ; le cadreur de scène4, etc.
MJ et défendre les intérêts d’un personnage
Dans un jeu ou une pratique qui valorise le fait de Plaider pour son personnage, la résistance et l’altérité sont des éléments centraux.
Le MJ lui-même peut temporairement défendre les intérêts des PNJ, mais il a généralement un rôle en surplomb de la volonté de ces personnages, parce qu’il possède d’autres objectifs pendant la partie : révéler son scénario (ou son intrigue), conduire les joueurs là où le scénario l’a prévu ou au contraire transformer le scénario pour suivre les décisions des joueurs, créer des situations intenses, poser des enjeux, des obstacles ou une forme de tension dans l’histoire, faire de belles descriptions pour impliquer les joueurs dans l’univers, révéler l’univers…
De là à dire que le MJ joue toujours en mode Auteur, il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas. En effet, l’interaction entre le MJ et les joueurs est soutenue par différentes résistances asymétriques (liste non-exhaustive):
- Confrontation : Les joueurs font face à des adversaires ou des épreuves à surmonter. Le MJ contrôle ces adversaires et définit les épreuves pour ne pas que les joueurs obtiennent ce qu’ils souhaitent sans effort et sans enjeu.
- Compétition/défis : La compétition peut se faire entre joueurs, auquel cas un arbitre peut être bienvenu. Le MJ contrôle l’adversité et les obstacles afin de mettre le joueur à l’épreuve et lui permettre de se surpasser et de briller. Il rendra possible la gestion du risque, les décisions tactiques, la perspicacité du joueur en lui opposant des défis qui mettent à l’épreuve son intelligence (au sens large).
- Négociation/chantage : Le MJ utilise les PNJ (mais pas seulement) pour faire pression sur le joueur, en menaçant ce à quoi il tient et en le mettant face à des choix difficiles. Le joueur sera amené à payer le prix ou à faire des sacrifices pour sauver ce qui compte.
- Séduction : Le MJ est en position de juger les décisions des joueurs et d’en valoriser certaines et pénaliser d’autres. Ainsi les joueurs doivent redoubler de créativité pour parvenir à obtenir sa validation (ou pour obtenir un bonus ou plus encore).
- Sympathie/antipathie : Le MJ peut juger le caractère sympathique ou antipathique des PJ et faire réagir ses PNJ en conséquence. Il peut aussi jouer sur la sympathie ou antipathie que dégagent ses PNJ pour créer de l’enjeu.
- Rétention/fascination : Le MJ, de par ses descriptions et révélations, cherche à émerveiller le joueur en créant du mystère et des révélations éclatantes dans le but de le pousser à la découverte, l’investigation et le mettre devant l’abîme. Le joueur doit se montrer persévérant et subtil, car le MJ ne leur dévoilera pas ses secrets sans un effort et de la perspicacité de sa part.
Autrement dit, pour que les joueurs puissent défendre les intérêts de leurs personnages, il faut que ces intérêts soient menacés ou mis à l’épreuve. Ce rôle est majoritairement tenu par le MJ (y compris si les joueurs tiennent ce rôle chacun leur tour au fil de la partie).
Le MJ est ce participant qui peut “chatouiller” les autres (car se chatouiller soi-même marche rarement ou pour certaines personnes seulement). C’est sans doute dans ce cas que la présence d’un participant qui joue pour mettre les autres à l’épreuve se justifie le plus.
Pour mieux comprendre mon histoire de “chatouilles” : dans la construction d’une histoire, l’adversaire est celui qui génère des enjeux et qui incite le protagoniste à changer. Cela fait partie de la fonction fondamentale du MJ en JdR, qui, si elle est endossée par le joueur lui-même en même temps que l’interprétation de son personnage lorsqu’il joue en mode Auteur transforme radicalement l’expérience vécue, du fait de placer le joueur en surplomb par rapport à son personnage. Le MJ est la condition sine qua non de la possibilité de l’altérité et de faire que le Monde résiste5.
Quand le rôle du MJ est tournant ou réparti parmi les joueurs, celui qui tient ce rôle est amené à mettre temporairement la défense des intérêts de son PJ entre parenthèse pour permettre aux autres participants d’éprouver altérité et résistance intradiégétique avec le recours de la synesthésie6.
Le rôle du MJ ne se limite bien sûr pas à offrir adversité et résistance, mais c’est par ce moyen qu’il permet aux joueurs de défendre les intérêts de leurs personnages. Pour aller plus loin, imaginons un MJ qui décide de mettre en danger un proche d’un PJ. Il s’attend à obtenir une réaction de la part du joueur. Si le joueur ne tient pas à cette relation, s’il réagit pour faire plaisir au MJ ou s’il réagit en surplomb de son personnage, par exemple pour raconter une jolie scène, le MJ peut avoir un impression d’échec ou que son intervention est vaine ou improductive. L’approbation se joue donc aussi à de nombreux niveaux entre MJ et joueur.
Si le MJ attend des joueurs qu’ils se montrent prudents et inventifs pour déjouer ses pièges, mais que ceux-ci cherchent seulement à illustrer à quel point leurs personnages sont classes, cela risque de ne pas être très satisfaisant pour les deux parties.
Le rôle du MJ vaut parce que ses propositions résonnent chez les joueurs (et inversement), qu’il sent que ses flèches atteignent le joueur, l’ébranlent, l’émeuvent, l’émerveillent, lui permettent de prouver sa valeur, de se dépasser, de ressentir la pression du danger, le déstabilisent, l’éblouissent, le fascinent… si le joueur y est insensible ou semble appréhender le jeu différemment, il y a sans doute une mise au point à faire sur les attentes de chacun.
Bien entendu, les joueurs s’émeuvent et s’émerveillent entre-eux. Ils n’ont pas besoin de MJ pour ça. Ils ont besoin de lui pour créer l’asymétrie, la résistance, l’altérité, etc. qui permettent de créer une connexion entre le joueur et son personnage et de faire sien les enjeux et les ressentis de ce dernier pour tenter de se positionner dans la fiction.
MJ et mode Auteur
Le mode Auteur se situe fréquemment dans ce que l’on appelle les jeux “strictement sans MJ” ou “tous MJ” (comprendre : où tout le monde est MJ). Ce sont des jeux dans lesquels ne sont explorés ni la séparation entre le personnage et le monde, ni l’altérité, mais bien d’autres choses.
Souvent, dans de tels jeux, les joueurs ont une répartition égale ou structurée des Responsabilités du MJ. On ne peut pas vraiment parler de rôle du MJ tel que je l’ai développé dans la première partie de cet article. Quand le jeu ressemble à un conte collaboratif à la manière du jeu Il était une fois où les raisons de faire ou dire quelque chose sont externes aux intérêts des personnages, dans ce cas le rôle de MJ “chatouilleur” n’est plus nécessaire. Est-il encore pertinent de faire la distinction joueur/MJ dans ce cadre ?
Il existe sans doute des jeux qui sortent du schéma “sans MJ/tous MJ” et qui se jouent en mode Auteur. Parfois, des jeux qui ne contraignent pas de jouer d’une façon ou d’une autre peuvent être appréhendés en mode Auteur par tout ou partie des participants pour faciliter le fonctionnement de la partie.
Quand tous les participants jouent en mode Auteur, alors tout le monde autour de la table joue pour des intérêts externes aux intérêts des personnages, comme créer une histoire intéressante et riche en rebondissements7 (Fiasco de Jason Morningstar), gagner le jeu8 (Capes de Tony Lower-Basch), dépeindre de jolis tableaux évocateurs (Prosopopée peut être joué entièrement comme ça, mais il offre aussi la possibilité de Plaider pour son personnage ; La Clef des Nuages de [kF] est peut être encore plus proche de l’idée – n’hésitez pas à confirmer ou infirmer mon hypothèse en commentaires – etc.
De ce fait, les attentes de chacun trouvent une réponse dans la façon de jouer des autres et évite l’insensibilité aux “chatouilles” des autres participants et donc le manque d’approbation pouvant induire un sentiment de vacuité de l’exercice du JdR.
Ces deux formes sont-elles incompatibles ?
Le mode Auteur et Plaider pour son personnage sont des formes de JdR qui s’excluent par défaut, mais il n’est pas difficile d’en changer d’un jeu ou d’une pratique à l’autre. Sur une partie complète leur cohabitation peut être problématique.
Par exemple : si le MJ agresse mon PJ, qu’il est en attente d’une réaction de défense de ma part, mais qu’au contraire j’en rajoute une couche, nos attentes se heurtent.
Se pose surtout la question des goûts et préférences personnelles : en ce qui me concerne, préférant largement jouer au JdR pour incarner un personnage et défendre ses intérêts, je prends assez peu de plaisir en mode Auteur (sauf exceptions : par exemple, j’ai pris beaucoup de plaisir lors de ma partie de Sandbucket, un JdR de Guillaume Jentey et Matthieu B en mode Auteur qui parvient, de par ses narrations échevelées à me faire apprécier ne pas plaider pour mon personnage, parce qu’il parvient à créer des parties extrêmement fun).
Comme nous le verrons la prochaine fois, ces deux formes ne sont pour autant pas impossibles à mélanger dans un jeu ou dans une pratique et qu’il peut se révéler de nouvelles richesses, c’est le but de mes explorations et de celles d’autres auteurs qui aiment pousser les portes des possibles dans le domaine du JdR.
Questions et commentaires bienvenus.
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1Tel que Ron Edwards décrit le rôle du MJ dans Sorcerer : un MJ qui accompagne les joueurs et leur laisse la direction de l’histoire, en utilisant généralement une préparation de partie ouverte (de type “situation initiale” ou par “bangs”).
2À la façon de Lady Blackbird de John Harper.
3Comme formalisé dans Polaris, Chivalric Tragedy at the Utmost North de Ben Lehman/PH Lee.
4Chaque joueur remplit à tour de rôle la tâche de cadrer une scène, tel que décrit dans Zombie Cinema de Eero Tuovinen.
5Je fais ici toujours référence au concept de Romaric Briand “la Volonté et le Monde” : https://www.limbicsystemsjdr.com/la-volonte-et-le-monde/
6Voir les articles La Synesthésie et Retour sur la Synesthésie : https://www.limbicsystemsjdr.com/de-la-synesthesie-en-jdr/ ; https://www.limbicsystemsjdr.com/retour-sur-la-synesthesie/
7Jouer pour créer une bonne histoire au point de ne pas défendre les intérêts de son personnage est du mode Auteur. Cela ne signifie pas que la démarche narrativiste fonctionne de cette manière : comment appréhender des choix moraux si l’on se tient à distance de ce qui compte pour le personnage ?
8Je ne considère pas que vouloir gagner le jeu implique forcément de jouer pleinement en mode Auteur. Si c’est fait en accord avec les intérêts du personnage, c’est totalement compatible avec le fait de Plaider pour lui et de jouer en Combativité. Un jeu comme Capes désolidarise la fiction des mécaniques et rend donc la fiction accessoire et inféodée aux décisions mécaniques des participants. Alors que d’autres pratiques du JdR font l’inverse.
Cet article fait suite à « Mode auteur et Plaider pour son personnage #1 » : https://www.limbicsystemsjdr.com/mode-auteur-et-plaider-pour-son-personnage-1/
J’appelle le pendant du mode Auteur Plaider pour son personnage (parfois nommé défendre les intérêts de son personnage). Comme son nom l’indique1, il s’agit de jouer en faisant principalement faire à son personnage des actes cohérents au vu de ce que l’on sait de lui, de son passé, de son tempérament, de ses relations, de ses objectifs, de ses connaissances, de ses croyances, etc. de façon à maximiser la connexion joueur-personnage et de prendre des décisions par et pour lui.
On joue pour défendre ce qui est censé avoir de l’importance pour lui et que l’on englobe derrière le mot “intérêts”.
On peut résumer cela en considérant que Plaider pour son personnage signifie agir conformément à sa volonté. Problème : cette volonté est fictive et il n’est pas toujours facile de savoir quelle action va dans son sens et quelle action s’en détache.
Des désaccords peuvent avoir lieu à ce sujet, comme quand un investigateur de l’Appel de Cthulhu décide d’ouvrir ou non la porte de la cave, où se trouve une créature mortelle. Le joueur en est conscient, mais pas son personnage. Jouer le personnage naïf pour faire avancer le scénario n’est pas à proprement parler “Plaider pour son personnage”, mais jouer son PJ naïf parce qu’il n’est pas censé savoir qu’une horreur se trouve en bas, si. Tout comme jouer la sécurité peut être vu comme jouer pour la gagne si l’on tient compte du fait que le PJ n’est pas censé avoir conscience qu’un truc surnaturel se trouve sous ses pieds. Alors qu’un PJ méfiant de nature pourrait refuser d’ouvrir la porte de la cave, parce que c’est dans son tempérament.
Nous voyons donc que même dans un cas de figure extrêmement classique, les décisions du joueur peuvent alterner entre des décisions respectant et ne respectant pas les intérêts du personnage.
Par exemple :
Adelaïde est inspectrice de police. Son métier consiste à capturer des criminels selon des procédures strictes. Le fait que le joueur la fasse participer à l’enquête prévue dans le scénario dans ce but est donc totalement en phase avec ses intérêts.
Le fait qu’elle suive les règles et procédures du métier est également une question de jouer selon ses intérêts. Si Adelaïde a été définie comme sérieuse et respectant les règles, agir dans ce sens est en phase avec ses intérêts.
Cependant, son supérieur lui fait barrage dans l’enquête, pour d’obscures raisons. Elle peut choisir de contourner les règles pour valoriser son intérêt “résoudre l’enquête” ou accepter de délaisser l’enquête pour respecter les décisions hiérarchiques.
Dans ce dernier cas, les choix valides ne dépendent pas seulement de la conception du joueur :
- En effet, si le MJ a prévu que son scénario tournait autour de l’enquête, le fait que le joueur décide de l’abandonner est un problème.
- Si le groupe joue selon la règle implicite que leurs PJ sont les héros de l’histoire et qu’ils doivent arrêter le criminel, le choix de délaisser l’enquête peut nuire à la partie parce qu’il contredit le genre voulu et donc être considéré comme inapproprié.
- Si le jeu est prévu pour suivre les décisions des PJ, quelles qu’elles soient, sans présupposé moral, alors délaisser l’enquête est tout à fait bienvenu et considéré comme une information importante quant à ce qui compte le plus pour Adelaïde. La suite de l’histoire portera sur les conséquences de ce choix.
À présent, imaginons que le PJ soit construit différemment : Beth est un PJ roublard qui est conçue comme ayant un sens de la justice peu développé (d’alignement neutre-neutre, pour les donjonneux). Jouer une partie centrée sur une enquête criminelle peut poser des difficultés :
- La joueuse de Beth peut considérer que ça va contre les intérêts du personnage et refuser l’enquête, ou y aller à reculons, ce qui peut avoir un impact négatif sur l’expérience vécue.
- La joueuse peut jouer l’enquête simplement pour suivre le scénario, auquel cas elle joue en marge des intérêts de son personnage, ce qui peut se révéler manquer de cohérence à terme.
- Elle peut trouver une raison pour laquelle l’enquête intéresserait tout de même son personnage, par exemple : s’il y a de l’argent à la clef. Mais les objectifs cachés du scénario ou du joueur peuvent contrarier cet effort.
Les décisions prises hors des intérêts du personnage peuvent avoir comme fonction de rendre la partie plus fonctionnelle, comme nous le voyons dans cet exemple, mais ils peuvent aussi créer une dissonance dans la cohérence du personnage.
Qui décide de ce qui relève des intérêts d’un personnage ?
De toute évidence, il s’agit d’une question complexe.
Tout d’abord, le joueur à qui “appartient” le personnage est souvent libre de décider d’un certain nombre de ses intérêts (en choisissant, par exemple, que son personnage “refuse la violence” en pleine partie, parce que ça lui semble intéressant de jouer comme ça, bien entendu si c’est cohérent avec ses actes et comportements jusqu’ici).
J’identifie trois façons dont les décisions peuvent être jugées en phase avec les intérêts du personnage ou non :
- Les intérêts conditionnés par le jeu
- Les intérêts formalisés (par exemple choisis par le joueur et notés sur la fiche de personnage pendant la création des PJ)
- Les intérêts ad hoc
1) Certains intérêts sont “conditionnés” de façon plus ou moins lâche ou étroite par le jeu. Notamment quand ils apparaissent sur la fiche de personnage, comme les alignements à D&D.
Par exemple :
- “Tu ne dois en aucun cas transgresser le bushido”
- “Transgresser le bushido a de sérieuses conséquences2”
- Dans Dogs in the Vineyard de Vincent Baker, une règle stipule que si un personnage quitte les ordres, il ne peut plus être joué comme PJ.
Prenons un peu de recul : un joueur n’est pas seul à juger quand une action défend ou contredit les intérêts de son personnage, le reste du groupe les valide – la plupart du temps implicitement. Quand ce n’est pas le cas, un participant peut manifester sa désapprobation3.
Par exemple : (de joueur à joueur) “Si tu délaisses l’enquête, tu nous tires une balle dans le pied, on va jamais réussir le scénar”. ou “Tu ne peux pas savoir que Beth vous a trahis, t’étais pas là quand c’est arrivé”.
Les décisions du joueur sont validées implicitement par le reste du groupe (c’est le propre du Positionnement4). Cela rejoint, sans s’y limiter au jugement de la crédibilité quant à ce qu’un personnage fait ou dit.
Dans le cas des alignements de D&D, une part de leur interprétation se fait par le MJ (et le reste du groupe).
2) Certains intérêts du personnage sont formalisés : ils sont préparés (souvent à la création du PJ) mais choisis librement par le joueur5, comme le choix d’un Trait de personnage6 à Démiurges ou à Dogs in the Vineyard. Le joueur donne forme au comportement de son personnage et à ce qui compte pour lui. À noter que dans ces deux jeux, le joueur n’est jamais tenu d’utiliser un de ses Trait. Ne pas utiliser un Trait (et donc se comporter conformément à ce qu’il décrit) fait même partie des libertés fondamentales du joueur. Dans d’autres jeux, coller au plus près de ce qui est noté sur sa fiche est un gage de qualité.
Comme le scénario du MJ ne peut pas prévoir tous les intérêts formalisés que choisiront les joueurs pour leurs PJ, ils peuvent se trouver en conflit, comme je l’ai illustré au chapitre précédent.
3) Au delà des intérêts conditionnés et formalisés, une partie de JdR où l’on plaide pour son personnage est riche de décisions et de comportements décidés ad hoc (à la volée, pour répondre à un besoin présent). On peut déduire le bon comportement du personnage du fait des autres informations dont on dispose sur lui. Mais dans de nombreux cas, il va falloir improviser le comportement adéquat.
Dans certains jeux et pratiques que je qualifierais d’”essentialistes7”, tous les actes d’un PJ doivent respecter une grande cohérence. Il est fréquent de définir de façon précise et étroite qui EST le personnage pour ensuite créer et le faire agir subtilement dans le cadre choisi. Par exemple : dans un jeu ou une pratique essentialiste, être un elfe t’oblige à observer une manière d’être et des actes qui respectent ta nature, ton rang social, etc.
Dans des jeux et pratiques existentialistes8, ce sont ses actes qui définissent le personnage. Le cadre dans lequel le personnage est conçu peut être plus souple et être pétri d’ambivalences et de paradoxes fertiles pour l’histoire, que le joueur pourra investir avec une certaine liberté.
Dans le premier cas, les comportements en jeu qui s’avèrent peu cohérents avec l’image que le groupe s’est forgée du personnage peuvent être dépréciés, voire rejetés.
Dans le second, cas, le personnage ne peut être jugé sur ses actes que s’il est vraiment libre et de ce fait, les comportements paradoxaux et les retournements de veste sont permis, voire encouragés s’ils font sens pour l’histoire.
Les intérêts d’un personnage sont donc systématiquement validés par le groupe. Mais une décision valide dans une pratique ou jeu ne l’est pas nécessairement dans un autre. Elles s’inscrivent dans la logique d’une partie.
Comment déterminer quand on défend ou non les intérêts de son personnage ?
Il est possible, dans une certaine mesure, de déterminer par quelques principes quand on joue de cette façon :
- Le joueur ne nuit pas délibérément et sans contrepartie à son personnage.
- Quand il ne trahit pas gratuitement les objectifs, les valeurs, les principes, la personnalité, etc. tels que définis précédemment par ses actes ou sur la fiche de personnage.
- Quand le joueur reste libre de ses choix et qu’ils ne sont pas entièrement encadrés par la mécanique, le MJ ou le scénario.
- Le joueur peut être amené à décrire des choses qui sont des conséquences de la volonté de son personnage (ses relation, ce qui lui appartient, etc.) en vue de faciliter ou renforcer les scènes centrées sur ses actions. Auquel cas, il fait une parenthèse dans sa plaidoirie pour mieux y revenir par la suite. Les informations apportées pendant cette parenthèses pourront l’aider à mieux interpréter son personnage ou à mieux atteindre un de ses objectifs.
- Quand ses narrations restent liées avec ce que son personnage fait, dit ou pense, autrement dit à sa psychologie, son caractère, son intériorité9.
Les intérêts ambivalents
Le rôle du joueur est donc de défendre les intérêts de son personnage, mais ses intérêts peuvent aussi bien être contradictoires, inconscients, ambivalents, violents, altruistes, masochistes, malveillants, que bienveillants, consciencieux ou raisonnables.
Face à un dilemme, par exemple, le joueur choisit de défendre un intérêt au détriment d’un autre. Le jeu peut, de par sa mécanique, mettre plusieurs intérêts en conflit, par exemple dans Démiurges, le joueur peut être amené à choisir entre jouer ou non un Trait qui lui a été imposé par un autre participant et qui s’oppose à ses valeurs, afin d’obtenir un bonus pour sauver un enjeu important.
Par exemple : Bachir considère que la liberté est ce qu’il y a de plus important. Au cours d’un conflit contre un adversaire dangereux, il se rend compte qu’il ne parviendra jamais à le faire changer et refuse de l’emprisonner. S’il ne le tue pas, il ne pourra pas l’empêcher de commettre un attentat. À l’issue du conflit, le MJ écrit sur la fiche de Bachir un nouveau Trait : “Parfois la mort est la seule solution.”
Plus tard dans la campagne, alors que jusqu’ici il s’abstenait d’utiliser ce nouveau Trait, Bachir finit par s’en servir en donnant la mort à un criminel (sans l’aide de ce Trait, il n’aurait pas pu remporter le conflit). Il ressemble de plus en plus à ceux qu’il combat.
Autre exemple : Maât tente de dissuader Friedrich de modifier l’esprit d’un PNJ pour l’empêcher de commettre un meurtre. L’argumentation de Maât porte sur le fait que changer l’esprit d’une personne contre son gré est une violation de son intégrité. Maât est victorieuse, elle ajoute le Trait suivant sur la fiche de Friedrich : “Je n’ai pas le droit de changer les autres selon mon bon vouloir10.”
Dans ces deux exemples, le joueur fait face à des intérêts contradictoires :
- Puis-je priver un ennemi de sa liberté s’il envisage un attentat ?
- Empêcher un crime en modifiant l’esprit d’une personne est-il acceptable ?
Quand deux intérêts du PJ s’opposent, choisir a un coût. C’est donc le moment où le joueur peut accepter une souffrance pour en épargner une autre (contrairement au fait de faire souffrir volontairement son personnage sans contrepartie11).
Les intérêts des personnages peuvent également évoluer au fil du temps, car un personnage peut être amené à changer. Un système reposant sur des Traits évolutifs est particulièrement adapté lorsque l’on veut encourager les changements psychologiques chez les PJ et donc l’ambivalence et la complexité de leurs intérêts, mais il existe de nombreux autres moyens de faire.
Plaider pour son personnage n’implique pas qu’il faille être égoïste : qu’il s’agisse d’accomplir une mission pour un policier, par exemple, ou pour un personnage altruiste (par exemple dans Prosopopée) d’aider les autres, tout cela fait partie de la défense de ses intérêts. À condition que ce soit en cohérence avec la représentation que les participants se font du personnage.
Les parenthèses
Plaider pour son personnage ne dépend pas d’un partage de Responsabilités large ou serré. Il faut offrir aux joueurs des espaces d’interactions libres (c’est-à-dire des interactions entre deux participants ou plus dans la fiction qui ne soient pas mécanisées) pour garantir un caractère organique à l’histoire jouée et une résistance adaptée au type d’intérêts défendus. La résistance peut se limiter à l’opposition d’un autre personnage ou à la validation ou l’invalidation des décisions du joueur par un MJ12.
Quand un joueur agit pour suivre le scénario du MJ, alors que la piste à suivre est étrangère aux intérêts du personnage, comme évoqué plus haut. Dans ce cas, on peut dire que le joueur fait une parenthèse pour favoriser le bon fonctionnement de la partie (ce qui ne signifie pas que ce sera accepté par d’autres participants à la table ne jouant pas de la même façon).
Il peut être utile de discuter avec le joueur pour comprendre ses intentions lorsque ses décisions semblent s’éloigner des attentes du groupe.
Il existe différents types de parenthèses, notamment des parenthèses en mode Auteur. J’aborderai les emboîtements possibles entre les deux modes dans un prochain article.
Questions et commentaires bienvenus.
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1Et comme le nom du concept ne l’indique pas, dans certains cas on peut défendre les intérêts de plus d’un personnage, tout en plaidant pour chacun d’eux, généralement à tour de rôle. Par exemple, un joueur peut contrôler plusieurs PJ dans Apocalypse World de Vincent Baker, mais il ne peut pas les faire entrer en conflit.
2La différence entre ces deux premiers points est importante pour la façon dont elle conditionne le Positionnement du joueur. Dans le premier cas, transgresser le bushido est strictement interdit et constitue une violation du contrat explicite ou tacite du jeu. Dans le deuxième, il est accepté lorsqu’il a du sens, mais n’est pas gratuit.
3Le fait qu’un joueur ou le MJ choisisse de ne pas manifester sa désapprobation, alors qu’elle serait légitime est un sujet passionnant en perspective. Il mériterait un article entier.
4Pour Vincent Baker et Emily Care Boss, le Positionnement est l’ensemble des choix possibles laissés à un participant lorsqu’une proposition est faite en jeu. Lire Le Positionnement, qu’est-ce que c’est sur Limbic Systems : https://www.limbicsystemsjdr.com/le-positionnement-quest-ce-que-cest/ ainsi que les articles originaux de Baker et Boss : http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/702 ; http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/691 ; http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/695
5Il arrive que ce soit le MJ ou un autre joueur qui définisse un intérêt d’un personnage, auquel cas on peut considérer que l’intérêt est plutôt conditionné que formalisé.
6Mot ou phrase libre définie par le joueur pour caractériser son personnage et pouvant avoir une incidence mécanique en jeu.
7C’est-à-dire, qui s’intéressent en priorité à l’être du personnage, autrement dit, ses déterminismes physiques ou sociaux, pour établir quels actes sont appropriés (de nombreuses tables jouent de cette façon à La Légende des Cinq Anneaux).
8À l’inverse des jeux et pratiques essentialistes, les jeux et pratiques existentialistes s’intéressent en priorité à la liberté d’action du personnage pour se concentrer sur le sens de ses actes, quitte, parfois, à peu le définir à l’avance ou à pouvoir faire évoluer le contenu de sa fiche (dans Les Cordes Sensibles, les joueurs peuvent créer un nouveau Trait à chaque scène, le joueur découvre qui est son personnage au fil de la partie et sa représentation peut facilement être amenée à évoluer, voir à changer radicalement).
9 Ce point concerne notamment les cas limites qui sont à la croisée du mode Auteur et de la défense des intérêts du personnage, dans lequel j’inclue Shades de Victor Gijsbers ou Prosopopée. Si les narrations fonctionnent dans ces jeux par un large partage de Responsabilités, elles restent connectées à la volonté du personnage. Parfois les deux modes peuvent se jouer en alternance d’une narration sur l’autre.
10J’explique plus en détail ce fonctionnement de Démiurges dans le Portrait théorique, aux points #3: Synesthésie, #16: L’économie du jeu et #18: Vide fertile :
11Cas particulier : si le personnage aime souffrir, il peut s’infliger lui-même des souffrance (qui seront donc également un plaisir). C’est différent des cas où le joueur lui en inflige alors que le PJ n’est pas censé la rechercher.
12Selon que l’on souhaite jouer en absorption ou en combativité, cette question a son importance.
“Mode Auteur” et “Plaider pour son personnage” : j’ai commencé à aborder ces deux concepts lors d’un podcast de la Cellule et sur le forum des Ateliers Imaginaires, notamment dans le glossaire1.
Ce qui a initié le besoin de distinguer ces deux modes de jeu, c’est de mettre en avant des approches ou pratiques difficiles à conjuguer. Leur distinction permet de les mettre en valeur. D’abord parce qu’il s’agit souvent, d’après mon expérience, d’un élément déterminant dans le choix d’un jeu et dans le plaisir qui est retiré de la partie. Ensuite, parce que cela permet de les articuler et d’explorer des jeux et pratiques nouvelles.
Définitions
Plaider pour son personnage2 consiste à jouer en défendant prioritairement les intérêts de son personnage, c’est-à-dire ce qui est censé avoir de l’importance pour lui : remplir ses devoirs, défendre ses causes, ses relations, ses valeurs, rester en vie, préserver son intégrité, etc.
Le mode Auteur3 consiste à jouer à distance du personnage ou en se focalisant sur autre chose que ce que le personnage est censé vouloir et souhaiter.
Ces définitions sont mes définitions actuelles, si elles diffèrent sensiblement d’autres, privilégiez les plus récentes.
Mode Auteur : les fondamentaux
Le mode Auteur (aussi appelé joueur-auteur) diffère de la “posture d’auteur” décrite par Ron Edwards4 : en premier lieu car les postures (acteur, auteur et metteur en scène) peuvent être explorées sur des temps courts et s’articulent durant toute partie de JdR, alors que le mode Auteur peut s’étendre sur la durée d’une partie. Ensuite, car les objectifs derrière ces concepts diffèrent : derrière la distinction entre mode Auteur et Plaider pour son personnage, il y a des modes de jeux irréductibles qui sont le résultat de systèmes entiers, là où les postures de Ron Edwards décrivent des techniques de jeu.
J’ai choisi d’appeler ce mode de jeu ainsi car il permet de souligner la distance prise avec le ou les personnages joués et l’importance donnée à la construction improvisée de l’histoire, de la mise en scène, de la situation, de l’esthétique de la fiction jouée, avec un focus surplombant ou externe. J’insiste sur l’absence de connotation péjorative que l’on y prête parfois.
L’implication d’un joueur peut être plus facilement orientée vers la qualité des descriptions, la beauté de l’histoire, les éléments de surprise, les décisions tactiques, la compétition créative ou l’approche performative, que vers une implication émotionnelle, affective, empathique, combative ou en absorption avec son personnage.
La particularité de ce mode est que contrairement à la pratique probablement la plus répandue du JdR, le joueur ne plaide pas pour son personnage, c’est-à-dire qu’il ne joue pas en se conformant à la volonté5 du PJ, en défendant ses intérêts. Les enjeux de la partie sont d’un autre ordre. Il existe différentes façons d’orienter un jeu de rôle, une partie ou un instant de jeu vers le mode Auteur :
- Proposer un partage de Responsabilités qui se focalise sur tout ce qui se situe au-delà des actes, paroles, pensées d’un personnage, en confiant au joueur le contrôle sur le décor et/ou les PNJ. Par exemple : Dans Prosopopée, un jeu de ma création, le joueur est encouragé à décrire ce que son personnage perçoit et les conséquences de ses actions.
- Déconnecter la mécanique des enjeux que la volonté des personnages est censée pouvoir appréhender. Par exemple : faire lancer les dés pour un désaccord sur un élément descriptif ou sur des événements de trop grande ou trop petite ampleur pour qu’ils puissent être appréhendés par les PJ. La mécanique de résolution d’Inflorenza de Thomas Munier peut être utilisée pour départager deux joueurs lorsque l’un d’eux souhaite qu’un événement se déroule dans un marécage alors qu’un autre préférerait qu’il s’agisse de ruines d’un ancien temple. Une fois les dés lancés, les deux participants doivent accepter le résultat obtenu et jouer dans le même sens.
- Rompre la causalité d’action dans la mécanique du jeu. Par exemple : lancer les dés pour déterminer des événements sans lien avec les actes ou la volonté du PJ. Polaris, Chivalric Tragedy at the Utmost North de P.H.Lee possède une mécanique de résolution par phrases clefs dans laquelle un joueur peut opposer, entre autres, “Seulement si” + une contrepartie à la proposition de son adversaire. Il peut arriver qu’un joueur choisisse comme contrepartie quelque chose sans lien avec les actes de son personnage. Comme par exemple :
– mon personnage t’embroche avec son épée !
– Seulement si ton frère meurt d’une crise cardiaque !
À moins que le deuxième personnage ne possède le pouvoir de déclencher des crises cardiaques à distance, l’effet est entièrement décorrélé de ses actions. Pour certains joueurs, une telle proposition n’est pas recevable, mais pour d’autres, elle ne pose aucun souci (bien qu’elle change considérablement le jeu).
- Jouer quelque chose de très éloigné d’un personnage humain. Par exemple : tout un peuple, comme dans Chronicles of Skin de Sebastian Hickey, un insecte ou un être dont la conscience est très différente de celle d’un humain, comme un dieu, par exemple. Le plus souvent, un tel être sera anthropomorphisé volontairement ou non, comme jouer un “sétentra” dans Sens Néant de Romaric Briand, qui sont des créatures constituées d’éléments et possédant des sens différents des humains. Mais si l’on veut jouer un être non-anthropomorphisé, alors le mode Auteur peut y aider.
- Agir pour des raisons externes à la fiction. Par exemple : celui qui convainc le moins le MJ par la qualité de ses prestations devra faire la vaisselle après la partie.
- Orienter le jeu vers une compétition créative de production de fiction. Par exemple : j’ai participé à des groupes où celui qui effectue la description la plus remarquable est félicité par le reste de la tablée.
- Mécaniser des décisions du personnage. Par exemple : dans Capes de Tony Lower-Basch, le joueur choisit son objectif et le résout de façon mécanique avant de raconter comment ça se passe dans la fiction dans une narration partagée avec les autres joueurs impliqués.
- Inféoder la fiction à la mécanique et non l’inverse. Par exemple : dans Capes toujours, la phase de narration doit illustrer la façon dont le conflit mécanique a été résolu. De nombreux jeux utilisent ce principe, mais la spécificité de Capes, c’est que le jeu repose intégralement sur une répétition de boucles Mécanique → Fiction.
- Scripter dans des scènes directives le déroulement de l’histoire et le type d’actions que le personnage doit faire6. Par exemple : dans Perfect Unrevised d’Avery Alder, une série de scènes définissent à l’avance la structure de l’histoire. Le PJ doit commettre un crime, puis le représentant de l’ordre doit trouver un indice sur ce crime, puis une scène de conflit peut avoir lieu entre eux et se solder par la capture du criminel, etc. Quand la structure pré-établie de l’histoire prend le pas sur la capacité des joueurs à l’impacter, cela tend à placer les joueurs en mode Auteur7, dans la mesure où le partage de Responsabilités reste suffisamment large. D’autres jeux intègrent des phases scriptées, comme l’introduction de The Dreaming Crucible de Joel P. Shempert, un JdR s’inspirant de Narnia et Peter Pan. Au début de la partie, les joueurs doivent mettre en scène le trauma du PJ, puis son atout, puis raconter sa rencontre avec les PNJ importants et enfin comment il découvre le passage vers le monde fantastique… Ensuite le jeu devient moins scripté, mais cette phase préliminaire tend à favoriser le mode Auteur pour des raisons similaires à Perfect Unrevised.
- Lorsqu’un jeu ou une pratique priorise des éléments extérieurs au personnage,plutôt que défendre ses intérêts. Par exemple : l’adéquation à un genre particulier, le symbolisme de ce qui s’y déroule, la compétition créative, etc.
- Placer des inspirations pour les joueurs qui sont décorrélées de la causalité fictionnelle. Par exemple : piocher une carte ou des Story Cubes quand on est à court d’idée, ou faire en sorte que l’histoire racontée illustre le titre qui lui a été donné précédemment… et souvent, l’effort d’incorporer l’événement ou l’objet aléatoire de façon cohérente dans l’histoire est en soi une approche externe à la volonté de son personnage. New Heaven, de Footbridge utilise des cartes à piocher pour relancer l’inspiration des participants en cours de partie. Il y a néanmoins une variable importante à prendre en compte : à quel point les éléments fictionnels à intégrer s’insèrent facilement et de façon cohérente dans la situation du jeu (des monstres errants s’insèrent facilement dans un donjon, là où il est plus difficile d’intégrer des êtres de neige dans un désert brûlant). L’effort d’intégration de l’inspiration compte donc dans le fait de valoriser ou non le mode Auteur.
- Supprimer le Positionnement fictionnel8. Souvent, cela se fait en formalisant le partage de narration en une succession de monologues. Le découpage de la narration en monologues tend à placer le joueur en position de surplomb par rapport à son personnage en lui donnant le contrôle sur son environnement et sur les conséquences de ses actes, pouvant rompre la sensation de séparation entre le personnage et le monde dans lequel il évolue et supprimant la possibilité de faire l’expérience de l’altérité9. Ce principe est parfois utilisé pour raconter des successions de flashbacks, auquel cas il peut devenir une fenêtre sur l’intériorité du personnage (Shades de Victor Gijsbers).
- et bien d’autres, cette liste n’est bien sûr pas exhaustive…
Il est important de noter qu’un ou plusieurs de ces partis pris dans un jeu ne suffisent pas à garantir qu’il fonctionne en mode Auteur. C’est la façon dont l’ensemble du système impacte le Positionnement des joueurs pendant un certain temps qui va déterminer si le jeu est bel et bien orienté vers le mode Auteur.
Remarque : j’emploie parfois des tournures négatives (déconnecter, rompre…) mais cela ne doit pas être pris comme une dépréciation : je compare tous ces fonctionnements au “JdR classique” qui s’en démarquent presque systématiquement, ce dernier faisant donc office de référent simple et efficace, radicalement différent, voire contraire à mes exemples.
Le mode Auteur peut aussi être mis en œuvre volontairement dans une partie par un ou plusieurs participants, en se détachant volontairement des intérêts et de la volonté de son personnage. Par exemple en choisissant de faire subir à son personnage des choses négatives qu’il n’aurait pas décidées et sans contrepartie, en racontant des scènes pour impressionner ses partenaires de jeu, en utilisant son personnage pour produire des situations ou des enjeux intéressants pour les autres joueurs, etc.
Élargir les Responsabilités
Les Responsabilités10 sont le partage de la fiction entre les différents participants d’une partie de JdR. Les approches en mode Auteur utilisent le plus souvent des partages larges :
- Décrire le monde autour du personnage.
- Contrôler les PNJ.
- Créer de l’adversité (parfois pour son propre personnage).
- Contrôler les conséquences de ses propres actions.
- Inventer des éléments de l’intrigue.
- Justifier un acte ou une situation a posteriori11.
Élargir les Responsabilités sur la fiction possède plusieurs avantages : cela permet d’offrir des espaces de créativité aux joueurs, un pouvoir sur la fiction, de leur proposer des enjeux créatifs forts, et de ne plus faire reposer la qualité de la partie sur un seul participant, mais sur toute la table. Les cerveaux conjugués de plusieurs joueurs peuvent être plus performants qu’un seul et produire de nouvelles formes d’émergence.
Élargir les Responsabilités ne suffit pas à garantir qu’un jeu fonctionne en mode Auteur. Innommable de Christoph Boeckle demande à ses joueurs de faire des monologues dans lesquels ils décrivent des apparitions et autres phénomènes surnaturels, mais cela ne constitue qu’une petite partie du jeu et le reste du temps, on plaide pour nos personnages en essayant de les faire survivre.
Des Responsabilités larges peuvent être parfaitement cohérentes avec le fait de Plaider pour son personnage, notamment quand elles facilitent la mise au point d’actions visant à défendre les intérêts du PJ. Par exemple, je précise dans le texte de Démiurges (jeu de ma création qui comporte un MJ et qui se focalise sur le fait de Plaider pour son personnage) que les joueurs peuvent décrire des éléments du décor quand ça facilite la mise en œuvre de leurs actions :
La joueuse de Maât raconte qu’elle touche le sol de marbre pour le transmuter afin d’envelopper les pieds de son adversaire et l’immobiliser. Ici la joueuse décide que le sol est en marbre car elle est capable de transmuter un tel matériau grâce à son pouvoir. Elle peut aussi bien décider qu’un lustre est attaché au plafond pour le faire tomber sur son adversaire, ou qu’un escalier de secours lui permet de s’enfuir par la fenêtre.
Cela dispense les joueurs de demander au MJ des précisions sur le décor, au risque d’invalider leurs projets de façon arbitraire (puisque la préparation de partie ne détaille pas l’environnement au point de devoir à tout prix laisser ces décisions aux mains du MJ). De plus, le jeu ne se focalise pas sur des enjeux tactiques exigeant de la part du joueur qu’il utilise avec intelligence des éléments de décor prédéfinis par le MJ, mais sur la production de scènes intenses et dramatiques. Ergoter sur de tels détails pendant la partie serait contre-productif (contrairement à d’autres jeux où c’est tout à fait adapté et où ça fait partie du plaisir recherché).
Note : Le mode Auteur est plus courant dans des jeux ou pratiques à partage de Responsabilités large, mais son équivalent “le personnage-pion12” existe aussi en partage de Responsabilités serré.
Explorer autre chose que les intérêts des personnages
Le mode Auteur tire parti des Responsabilités du MJ et les répartit entre les joueurs afin d’explorer tout un nouveau potentiel de jeu.
Voici quelques exemples de jeux proposant selon moi des expériences innovantes et probablement impossibles en plaidant à 100% pour son personnage :
SandBucket de Guillaume Jentey et Matthieu Braboszcz
Ce jeu se présente comme un exercice d’improvisation qui nous amène à créer des situations rocambolesques. Le jeu utilise un chronomètre pour faire monter la pression et nous pousser à raconter des rebondissements funs. Le chronomètre permet de poser un enjeu sur la narration qui la rend échevelée et survitaminée, mais le jeu ne se contente pas de cela : il utilise des techniques de cadrage, une structure en scène et des tables pour générer de l’imprévu.
Shades de Victor Gijsbers
Shades place les joueurs en position de raconter les souvenirs de la vie passée de fantômes, sous forme de monologues, et les met en perspective avec leur situation présente dans l’au-delà. À noter que ce jeu crée une passerelle entre le mode Auteur et Plaider pour son personnage en utilisant l’incomplétude et l’incompatibilité des souvenirs des fantômes comme point de conflit entre les joueurs. J’y reviendrai dans un prochain article.
Chronicles of Skin, de Sebastian Hickey
Dans ce jeu, nous ne défendons pas l’intérêt d’un personnage, mais celui d’un peuple. Le joueur se trouve donc majoritairement en surplomb, dans une position plus proche d’un auteur de roman ou d’un enfant jouant à la guerre avec des figurines.
Microscope de Ben Robbins
Microscope fonctionne très différemment de Chronicles of Skin, mais propose également de jouer l’histoire d’un peuple, de sa naissance à sa chute, en explorant sa chronologie dans le désordre. Le fait de changer souvent de personnage au cours de la partie et de devoir concevoir chaque nouvelle scène dans la logique des événements passés et futurs tend à nous détacher des intérêts actuels de chaque personnage joué.
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Dans le prochain article de la série, je parlerai de Plaider pour son personnage.
Questions et commentaires bienvenus !
1Cf. “joueur-auteur” sur le Glossaire imaginairien : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/joueur-auteur?DokuWiki=qpnbuoh97dcbs8f2am48modnk2 et “défendre les intérêts d’un personnage” : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/d%C3%A9fendre_les_int%C3%A9r%C3%AAts_d_un_personnage?DokuWiki=qpnbuoh97dcbs8f2am48modnk2
2Ce concept est emprunté à Eero Tuovinen, il l’emploie sous le terme d’“advocacy”, notamment dans son jeu Zombie Cinema (2006) : http://www.arkenstonepublishing.net/zombiecinema
3Ce concept est inspiré de la notion d’auteur (author) développée dans l’article de Eero Tuovinen The pitfalls of narrative techniques sur son blog Game design is about structure : http://isabout.wordpress.com/2010/02/16/the-pitfalls-of-narrative-technique-in-rpg-play/
4“Dans la Posture de l’Auteur, un joueur détermine les décisions et actions du personnage selon ses propres priorités, puis rétroactivement « motive » le personnage pour les accomplir. (Sans cette deuxième étape rétroactive, l’on appelle cela la Posture du Marionnettiste.)” Ron Edwards, Le LNS et d’autres sujets de théorie rôliste, chapitre 3 – traduction française : http://ptgptb.fr/le-lns-chapitre-3
5J’emploie volonté dans le sens d’une séparation entre l’être et son environnement, tel que je le développe dans l’article La volonté et le monde :
La volonté et le monde
6Dans certains cas, le mode Auteur survient dans des jeux formalisés à l’extrême, n’offrant que très peu de prise aux joueurs sur la fiction. Lire L’analogie du jeu d’échec : L’analogie du jeu d’échec
et The pitfalls of narrative techniques par Eero Tuovinen sur le blog Game Design is about Structure :The pitfalls of narrative technique in rpg play
7À noter que structurer un jeu par scènes ne suffit pas à placer le joueur en mode Auteur : Bliss Stage de P.H.Lee propose des types de scènes en rapport avec les activités quotidiennes des PJ, en laissant suffisamment de liberté d’action aux joueurs pour qu’ils puissent plaider pour leurs personnages. La contrainte de la scène épouse les contraintes que les personnages ont dans la fiction : partir en mission contre les aliens, passer du temps avec nos camarades dans notre base, etc. Là où dans Perfect Unrevised, commettre un crime est censé être un acte délibéré, mais il est rendu obligatoire par les règles et dans le déroulement de la partie.
8Il s’agit des interactions fiction → fiction décris dans l’article Le Positionnement, qu’est-ce que c’est ? https://www.limbicsystemsjdr.com/le-positionnement-quest-ce-que-cest/ Pour être qualifiables d’interactions libres, les propositions fictionnelles des participants ne doivent pas être structurées ou formalisées et elles doivent constituer un échange entre deux participants ou plus sans recours aux mécaniques.
9À ce sujet, lire La volonté et le monde : https://www.limbicsystemsjdr.com/la-volonte-et-le-monde/
10Lire Responsabilité et propriété, dans lequel je développe le concept d’Authority de Ron Edwards : https://www.limbicsystemsjdr.com/responsabilite-et-propriete/
11La justification a posteriori exprime le fait d’expliquer les causes et raisons d’un événement après que l’événement a lieu. Par exemple, dans Prosopopée, les PJ possèdent un grand savoir sur les phénomènes surnaturels, mais plutôt que de demander aux joueurs d’apprendre une encyclopédie du surnaturel, ceux-ci racontent après leur succès aux dés que leur hypothèse était bonne et expliquent pourquoi et comment.
D’autres jeux permettent de justifier a posteriori en quoi le PJ s’est montré intelligent ou perspicace, comme Inspectres de Jared Sorensen.
12Le personnage pion est le pendant du mode Auteur avec un partage de Responsabilités serré, notamment quand le joueur utilise son PJ pour des objectifs tactiques ou de bon fonctionnement de la partie (contredire les intérêts de son PJ pour suivre le bon déroulement du scénario, par exemple) en dépit de ce que son personnage est censé savoir ou vouloir. Voir le schéma de la tomate mûre que d’un côté : Podcast “Tout jeu de rôle partage la narration”
Pour avoir contribué au développement de Happy Together, le JdR feel good et doux amer de Gaël Sacré, je vous propose un petit making of pour mettre en avant un certain nombre d’enjeux de game design auxquels nous avons été confrontés et comment nous les avons résolus pour obtenir ce jeu unique.
Petite précision : je me considère comme un ami qui aide et fait des suggestions à Gaël sur des questions de game design, pas comme un coauteur. Le jeu est l’idée originale de Gaël, les thèmes du jeu sont ceux qui le touchent personnellement, il a le director’s cut et a porté le projet de bout en bout. Je suis très fier d’avoir pu aider au développement de cette petite merveille (je ne serai pas très objectif, vous voilà prévenus, mais ce n’est pas grave, puisque je cherche plus à relater un processus de game design qu’à faire une critique du jeu).
D’ailleurs Gaël m’aide de la même façon sur la plupart de mes projets, ainsi que beaucoup de personnes (que je nomme toujours dans les remerciements). Ils portent ce regard extérieur si utile et sont porteurs de propositions de qualité.
Hello ! C’est Gaël. Je me permets de hacker ce billet pour apporter en filigrane quelques précisions supplémentaires sur ce que j’ai essayé de faire avec ce jeu et comment je l’envisage avec le recul. Ah, et je me sens carrément chanceux d’avoir cette relation créative avec Fred, qui nous permet de nous enrichir l’un l’autre tout en gardant le contrôle sur nos créations respectives.
Premier jet
Quand Gaël vient chez moi un soir avec une première version de Happy Together à crashtester, l’idée est de développer une version de Happy à plusieurs (comme son titre l’indique).
Happy étant un jeu de rôle solitaire1 (donc oui, on joue vraiment tout seul avec le livre ou le PDF, pas même 1 MJ + 1 joueur) contemplatif, introspectif et méditatif, il y avait un premier problème : comment obtenir quelque chose de similaire à plusieurs ? Spoiler : on n’y est pas arrivés, le jeu a donc suivi sa propre voie et c’est très bien comme ça.
Happy m’apportait vraiment beaucoup et j’avais vraiment envie d’apporter cette expérience en groupe. Je n’avais pas idée à quel point ce serait à la fois un jeu différent et en même temps très proche dans son ADN, qu’on pourrait résumer rapidement par “se reconnecter avec le présent”.
A noter que je milite personnellement pour l’appellation “jeu de rôle solitaire” plutôt que “jeu de rôle solo” pour justement éviter la confusion avec les jeux avec un MJ + un joueur.
Gaël est parti sur des règles proches de Prosopopée, jeu contemplatif s’il en est, pour pouvoir engager ce crashtest. On a bien fail faster comme il faut, mais en réalité le cœur du jeu a très vite tourné. Une phase de contemplation débute la partie et déjà, c’était magique ! On était dans la pure description d’un instant figé avant que l’histoire ne commence et les idées fusaient. C’était captivant et agréable. Donc ça, c’était validé.
Cette idée de la contemplation m’est venue à la fois des techniques de méditation, qui insistent très souvent sur le fait d’utiliser ses sens pour se reconnecter avec le présent, mais aussi La Saveur du Ciel de Fabien Hildwein, dans lequel les sens jouent un rôle primordial pour atteindre une forme de transcendance. Il y a une forme de communion à créer ce que j’appelle une cartographie sensorielle pour décrire ensemble un lieu que l’on va ensuite explorer.
La partie histoire a bien fonctionné aussi, on a joué un enfant et une ado qui flânaient au bord d’une rivière, l’ado lui a promis de l’aider à trouver des grenouilles bleues.
Cette partie là n’est pas sans rappeler le Clover de PH Lee, qui est aussi clairement une inspiration du jeu.
En revanche, on s’est rapidement rendus compte que les dés étaient de trop et qu’on avait tendance à s’essouffler à produire de la fiction en roue libre.
Mécaniques du jeu
Pour la mécanique de résolution : dans mes souvenirs, on gagnait des dés en activant des Qualités (Écoute, Partage, Spontanéité, Savoir-faire, Créativité et Curiosité, bien qu’à l’époque ça ne devait pas être tout à fait les mêmes). C’est-à-dire qu’il fallait agir dans le sens de l’une de ces qualités et ça nous donnait le droit de piocher un dé qui nous aiderait plus tard à résoudre ses Désirs.
À tout moment de la partie, les joueurs pouvaient poser des Désirs : écrire sur un bout de papier quelque chose que le PJ veut atteindre, mais qui opposera une résistance.
Quand on avait assez de dés, on les lançait :
- en cas de victoire, le joueur obtient ce qu’il veut, en retire une belle expérience et raconte comment.
- en cas de défaite, le joueur n’obtient pas autant de satisfaction que ce qu’il aurait voulu, mais cela provoque chez lui de la joie, du rire ou de l’indifférence (un événement indépendant vient éclaircir l’échec). C’est un autre joueur qui raconte l’événement positif.
J’apprécie particulièrement, dans le cadre de ce jeu, qu’il n’y ait pas vraiment de mauvaise issue. On ne joue pas sur la victoire et l’échec, mais sur la satisfaction pleine et entière, ou découvrir quelque chose de meilleur encore que ce que l’on recherchait. Et ce point structurel du jeu est un élément de genre à lui tout seul. On le trouve dans beaucoup de fictions feel good, mais pas que : Little Miss Sunshine, Kiki la petite sorcière ou encore Adventure Time.
C’est le principe de la sérendipité, mot imbitable qui signifie : “à quelque chose, malheur est bon”. Et qui se prête merveilleusement bien à un jeu comme Happy Together, notamment car ce principe invalide les tentations de jouer pour la gagne et d’autant plus depuis qu’on a enlevé les dés.
Prosopopée me semblait le jeu le plus proche de l’expérience que je recherchais, dans sa façon de coopérer ensemble pour créer l’histoire et dans la façon dont il anesthésie la violence dans la résolution des problèmes. Seulement, pour Happy Together, je voulais aller encore plus loin et anesthésier complètement la résolution de problèmes. Mais comment faire pour qu’il n’y ait pas de problème et qu’on puisse se focaliser uniquement sur la contemplation ? La solution était en fait inscrite dans Happy (le jeu solitaire), dans lequel une des mécaniques pour relancer la partie (appelé “stimulus”) est : “Un petit problème survient, mais il est rapidement résolu.” La solution n’était donc pas de supprimer les problèmes du jeu, mais de les rendre mineurs. D’ailleurs la mécanique de Désirs et Qualités est devenue presque facultative, ne servant à présent qu’à donner de nouvelles impulsions à la partie. C’est drôle de voir que la mécanique de résolution est devenue la cinquième roue du carrosse !
Des dés ?
On s’est rapidement dit que les dés n’avaient pas d’intérêt, qu’il fallait appréhender les choses autrement. On avait récemment joué aux Petites Choses Oubliées de Sylvie et Christoph Guillaume-Boeckle et le fait que le jeu n’utilise pas de mécaniques de résolution a joué un rôle important dans ce choix (sans compter tout le courant American Freeform de semi-GN qui exclue la plupart du temps l’utilisation de mécaniques). Pour le résultat, c’était facile : il suffisait que le joueur choisisse l’issue du Désir parmi les deux options, ce qui est encore plus fort, dans ce cas, que de décider aléatoirement : le joueur a le choix entre deux issues forcément positives, une sur laquelle il n’a pas de prise mais se laisse surprendre par un autre joueur qui décrit le moment de bonheur inattendu et une autre où il garde le contrôle. En faire un simple choix permet de décider en fonction de tout ce qu’il s’est passé avant dans la parti. Si l’histoire jouée a montré l’importance de ce Désir pour le personnage ou qu’au contraire le personnage s’en est éloigné, ça n’a pas le même sens de décider qu’il y parvient ou que le bonheur vient d’ailleurs. Ça ajoute une touche de chantilly dans le gâteau qu’est Happy Together et c’est en totale adéquation avec son thème principal.
Mais comment décider quand on a le droit de réaliser un Désir ? C’est là où les Qualités entrent à nouveau en jeu. Plutôt que de valider les Qualités pour gagner des dés, on a décidé qu’il suffisait d’en cocher un certain nombre pour pouvoir réaliser son Désir. Cela permettait à la fois d’augmenter l’importance du jugement des joueurs sur la pertinence de leurs choix créatifs et de créer une structure simple et élastique pour l’histoire : les personnages explorent leurs relations et des instants du quotidien, puis l’un d’eux (ou plusieurs) met en jeu un Désir, et par des actions et marques d’altruisme au fil des scènes, le Désir finit par être atteint ou pas (mais grâce à la sérendipité c’est cool quand même).
Avec le recul, je trouve que la façon de gérer les Qualités est assez peu élégante. Le fait de proposer de cocher une Qualité casse souvent le rythme de la partie et le côté flou de l’appréciation génère parfois des moments de jeu un peu moins bons que le reste. J’ai tenté des variantes dans lesquelles on se coche l’un l’autre les cases sans interrompre la fiction, et ça fonctionne un peu mieux, mais je ne suis toujours pas satisfait de cette aspect là de la mécanique.
L’avancée vers la résolution des Désirs était à ce moment-là entièrement soumis au niveau d’exigence que le joueur se pose lui-même (avec possibilité de consulter les autres joueurs pour valider ou invalider une coche en cas d’incertitude).
C’est plus tard que Morgane (LA Morgane de Rose des Vents éditions, autrice de Sur la route de Chrysopée, Into the Woods…) a mis le doigt sur le fait que pour renforcer le partage et l’altruisme dans le jeu, il fallait que ce soient les autres joueurs qui résolvent le Désir d’un personnage. Ce qui a abouti à la règle suivante : seuls les autres joueurs peuvent dépenser des coches de leurs Qualités pour résoudre un Désir, pas celui qui l’a posé. Et dans les faits, ça renforce la dynamique d’échange du jeu et évite que la résistance du jeu ne repose que sur le niveau d’exigence que le joueur s’impose. Si le joueur choisit son Désir et estime quand il peut cocher une Qualité pour l’atteindre, la tentation d’aller trop vite peut se faire sentir (ou au contraire de ne pas oser cocher de Qualités de peur d’abuser du système). À présent que l’on est tributaire des autres joueurs, la progression vers la résolution des Désirs est encore plus apaisée.
Dans Prosopopée aussi, le don de dés d’Offrande et la résolution des dés de Problème forment une structure pour l’histoire. Ces règles permettent d’offrir de la résistance au joueur, mais aussi des objectifs et de l’imprévu et une direction, sans enrayer le caractère organique de la production de l’histoire. Cela aide, dans un jeu en impro totale, de maintenir l’élan et le souffle créatif des joueurs sur la durée et de ne pas s’arrêter quand on en a marre ou pour d’autres raisons extra-diégétiques, mais quand l’histoire est véritablement terminée suite à la résolution de tous les Problèmes.
Certains joueurs n’en ont probablement pas besoin et pourraient jouer à Prosopopée ou à Happy Together non stop avec leur propre capacité à créer de la fiction en roue libre et rebondir sur les apports des autres, mais ce n’est pas le cas de tout le monde (et ce n’est pas le cas de Gaël et moi, on a besoin d’une raison d’aller de l’avant).
La question se posait donc pour Happy Together : fallait-il accepter que le jeu se limite à des parties d’une demi-heure où on arrête de jouer par fatigue, ou pire, par lassitude (et perso c’est une option qui me dérangeait) ? Ou fallait-il offrir ce petit outil structurel qui allait permettre d’aller de l’avant plus facilement ?
Après un nouveau test, on s’est rendus compte que cela fonctionnait vraiment très bien.
L’absence d’aléatoire permet de mieux se concentrer sur l’ici et le maintenant : les petits détails des relations, ses interactions avec le décor, etc. autrement dit, sur l’Absorption plutôt que la Combativité2.
Les quêtes
Il restait un truc de moyennement satisfaisant : quand un joueur posait un Désir, ça semblait parfois popper de nulle part, voire on se forçait à en créer pour faire fonctionner le jeu.
Gaël a donc eu l’idée, quelques parties plus tard, de donner à chaque PJ une quête, autrement dit un “rêve” que le personnage aimerait atteindre. Problème, la quête était difficilement compatible pour jouer l’instant présent, puisqu’elle constituait un objectif à atteindre qui pouvait focaliser l’attention des joueurs. Elle donnait aux joueurs l’impression qu’ils pouvaient avoir une prise sur leur destin, ce qui tendait à les concentrer sur ce destin, plutôt que sur le temps présent. Les joueurs “cueillaient moins le jour” en quelque sorte3.
L’idée de la quête m’est venu d’un livre de développement personnel, Le Jeu du Tao dans lequel on se choisit une quête personnelle puis on répond à 32 questions qui nous permettent de réfléchir à comment l’accomplir dans sa vie. De façon générale, j’ai puisé beaucoup d’inspiration dans cet ouvrage pour Happy et pour Happy Together.
La partie en question tournait d’ailleurs au genre dramatique, car un (ou plusieurs) des joueurs avait choisi de résoudre un problème familial : il voulait que ses parents acceptent son choix de faire carrière dans la musique. Plutôt qu’une partie feel good et douce-amère, on jouait aux Cordes Sensibles en freeform.
La partie se déroulait dans un conservatoire dont tous nos personnages étaient élèves et une chose que j’adore dans Happy Together, c’est qu’en tant que joueur, on a tout le loisir de décrire ce que font nos personnages et d’inventer d’entrer dans le détail. Par exemple, si mon personnage joue en concert, je vais pouvoir m’appesantir à loisir sur les descriptions de sa musique et de comment il joue de son instrument, comment le concert évolue, quelle est la réception du public… Et ça, c’est quelque chose que j’ai rarement trouvé ailleurs4 : qu’on se sente aussi libres de décrire et de partager de tels instants, de créer de la connivence ou de la complicité. Souvent les enjeux de la partie font qu’on brosse à grands traits au lieu de prendre le temps.
C’est à l’issue de cette partie qu’on s’est dit que pour rendre la quête moins attrayante, peut-être qu’elle ne devait jamais être résolue. Le voyage est plus important que la destination dans Happy Together. Pour modérer ce fait, le joueur peut tout de même réécrire sa quête, la faire évoluer, ce qui est une progression en soi.
Ça a clairement été la partie qui a permis de boucler le game-design central du jeu. En empêchant toute résolution de la quête, elle est devenue un guide, un pourvoyeur d’amertume dans la douceur ambiante du jeu. J’adore ce genre de moments de création partagé, autant dans la partie elle-même que la discussion de game-design qu’elle a engendrée autour.
Ainsi, la quête devient une inspiration pour créer des Désirs sans pour autant nuire à l’exploration de l’instant présent.
Une bonne partie du game design de Happy Together a consisté à trouver un équilibre entre règles pour inspirer les joueurs et pour créer une structure à l’histoire, tout en se concentrant sur l’instant présent et le partage. C’était un numéro de funambule et en cela, je trouve que le jeu est une belle réussite.
Merci !
Puiser dans son propre vécu
J’ai constaté lors de nos parties que beaucoup de mes descriptions puisaient dans mes propres souvenirs, sans même le faire exprès. Des images et des bribes d’instants vécus réellement alimentaient mes descriptions, mes connaissances, même lointaines, de milieux musicaux me soufflaient des ambiances, des détails, des sensations…
Notre première partie se jouait au bord de la rivière, je jouais un enfant qui rêvait de voir des grenouilles rares et j’ai abondamment puisé dans mes après midi à pêcher des grenouilles au bord des mares avec mon père quand j’étais enfant, dans mes descriptions et l’évocation de sensations diverses.
Lors de la partie dans le conservatoire, j’ai beaucoup puisé dans mes souvenirs des conservatoire de Poitiers et de Montpellier, où des amis à moi étudiaient.
Je n’ai pas souvent eu cette impression que des souvenirs réels soient à ce point un terreau acceptable pour une partie de JdR. À part peut-être lorsqu’on prend une ville connue comme référence. Mais dans Happy Together, c’est moins utilitaire, plus dans la contemplation. Un peu comme Hayao Miyazaki aime montrer les mécanismes des avions de la première moitié du 20e siècle, ou les spécificités de la végétation d’une certaine région du Japon dans ses films d’animation.
Sur ce point, on est un peu à l’opposé de Prosopopée où l’on explore des confins imaginaires et moins c’est familier, mieux c’est.
Le fait que le jeu se concentre autant sur les sens et les détails du quotidien fait qu’on va logiquement puiser dans notre propre expérience. Le fait d’incarner des personnages du quotidien également. Autant je me sens bien obligé d’inventer la façon dont se comporte un demi-elfe dans une forêt de champignons géant, autant je vais aller facilement puiser dans mon expérience personnelle pour décrire précisément une salle de spectacle, une piscine municipale, un chalet ou un simple appartement. J’encourage même dans le jeu à s’incarner soi-même (ou une vision fantasmée de soi-même). La troisième phase du jeu (qu’on oublie souvent de mentionner) qui consiste à débriefer ensemble, amène les participants (s’ils le souhaitent) à décrire ce qu’ils ont apportés de leur propre vie. A chaque partie, je sens que l’on se rapproche humainement entre joueuses et joueurs, y compris avec des inconnu.e.s. C’est quelque chose que j’apprécie particulièrement quand je fais découvrir le jeu en convention.
Pour conclure
Voici donc comment a évolué le jeu à partir d’une version qui tenait déjà la route, jusqu’à un jeu affiné, orienté sans perdre de son côté organique, d’une grande simplicité, mais où chaque règle, chaque élément soutient efficacement la proposition du jeu et si on enlève une brique, l’ensemble perd en qualité5 (cf. l’idée de game-design funambule plus haut).
Happy Together remplit très bien le contrat de jouer des fictions feel good et douces amères, comme certains films indés américains (Lost in Translation de Sofia Coppola ou Little Miss Sunshine de Jonathan Dayton et Valerie Faris) ou de films et films d’animation japonais (L’Été de Kikujiro de Takeshi Kitano ou Kiki la petite sorcière de Hayao Miyazaki). Et c’est quelque chose d’assez rare dans le paysage rôliste.
En passant, le jeu a forcément perdu un peu de l’idée initiale d’être un Happy à plusieurs (notamment l’aspect méditatif et introspectif de son grand frère) et c’est très bien comme ça..
Du haut de mon manque d’objectivité, je vous encourage fortement à tenter l’expérience.
Merci à toi pour ton aide dans le développement du jeu et à cet article de décryptage de game-design. J’espère qu’il sera utile à certain.e.s pour créer leur propre jeu ou simplement réfléchir sur sa pratique. Au fait, je réponds volontiers à vos questions. Au plaisir !
1En 2011 a eu lieu le RPG Solitaire Challenge, organisé par Emily Care Boss, vous pouvez trouver les jeux solitaires créés pour l’occasion sur cette page : http://rpgsolitairechallenge.blogspot.com/p/games.html
Les Rôlistes dans la cave ont également enregistré un podcast avec Thomas Munier, Gaël Sacré et Arjuna où iels décortiquent les principes et spécificités des JdR solitaires : http://desrolistesdanslacave.fr/podcast-013-le-jeu-de-role-solo/
2C’est à dire le fait d’être et d’interpréter son personnage plutôt que de soutenir son combat : https://www.limbicsystemsjdr.com/combativite-absorption/
3Avec Gaël le fait que son jeu est un peu “carpe diem RPG” est un sujet de blague récurrent.
4Mis à part dans La Saveur du Ciel de Fabien Hildwein…
5De ce fait, je placerais Happy Together du côté des JdR spécialisés.
Vampire la Mascarade est pour moi un crève-cœur, l’idée d’incarner une de ces créatures du folklore fantastique et d’explorer toutes les problématiques existentielles que l’on peut trouver dans le cinéma et la littérature, ça m’aurait fait vibrer.
Seulement voilà…
(Note : dans ce billet je spoile (beaucoup) le film, mais bon, il date de 1994, donc vous n’avez pas d’excuse.)
Où sont les relations affectives?
Les films et séries qui m’ont le plus marqué à ce jour : Dracula (oui, celui de Coppola), Entretien avec un Vampire, True Blood et Buffy contre les Vampires.
Premier constat, dans mes parties de Vampire la Mascarade, contrairement à ces quatre œuvres, pas une once de relation affective, amoureuse ou autre (pas même à sens unique). Forcément, les PJ sont des agents de la Camarilla envoyés pour enquêter sur de sombres affaires avec parfois des intrigues à ramifications. Ça laisse peu de place au développement des personnages et de leurs relations. Pire, quand on s’attachait à un PNJ, il finissait automatiquement demoiselle en détresse ou femme dans le frigo.
Dans Entretien avec un Vampire, Louis veut protéger Claudia à la façon d’un parent, quand elle, déchirée entre son âge physique et son âge psychologique, veut qu’il l’aime comme la femme qu’elle ne sera jamais. Lestat veut un compagnon et ami pour ne pas vivre l’éternité seul, mais Louis ne peut se résoudre à abandonner son humanité.
Ces relations sont bourrées d’enjeux et de tensions. Et ce sont les raisons qui meuvent les personnages, l’affect, le désir et pas seulement le calcul.
Bien sûr, VLM n’interdit pas de jouer ce genre de liens, mais ne l’ayant jamais rencontré dans nos parties (j’y ai toujours été joueur) voilà où ça m’amène :
- Plus de 95% des parties de JdR “classiques” que j’ai pu jouer étaient centrées sur des enquêtes ou des quêtes, avec très peu de place pour le reste.
- Pour obtenir autre chose, soit le joueur doit l’amener lui-même, quitte à ce que ça entre en conflit avec ce que le reste de la tablée veut faire, soit il faut des outils pour orienter le jeu dans cette direction.
- Si ça avait été le cas, aurions nous eu le moyen de pousser ça plus loin que des scènes sans enjeux forts ? C’est pas dit. La récupération du PNJ par le MJ dans le cadre de son scénario (demoiselle en détresse etc.) replace systématiquement la relation en enjeu externe.
- Les parties qui reposent sur des scénarios ne peuvent vraiment valoriser que des enjeux externes aux protagonistes, puisque le MJ n’a pas l’autorité sur l’intériorité d’un PJ (et s’il l’avait ce serait juste insupportable). Ce que les joueurs apportent comme enjeux internes sont souvent contingents ou cosmétiques. Dans les jeux forgéens, beaucoup de travail a été fait pour trouver un moyen de mettre les enjeux internes au centre des parties et de la fiction, et globalement, il s’agit d’éléments de système qui, entre les mains des joueurs, leur permettent d’explorer des thèmes et enjeux qu’ils ont eux-même choisis, c’est à mon avis l’une des plus importantes avancées de ces auteurs. L’affranchissement du scénario et du rôle autocrate du MJ y est aussi pour beaucoup, parce qu’il permet de laisser les joueurs choisir ce qui sera au cœur de l’histoire de la partie et de se focaliser dessus.
Comprenez-moi bien : je ne dis pas que toute partie classique est comme ça – après tout, j’ai des récits qui montrent que ça peut être différent – mais juste qu’elles ne m’ont jamais permis de faire autre chose (ou pas de manière satisfaisante), ni en tant que joueur, ni en tant que MJ, et pourtant il m’a été donné de jouer avec des dizaines de groupes et MJ différents.
Zéro combat
Dans nos parties de VLM, on faisait toujours face à un ou plusieurs combats (souvent programmés par le MJ), avec une importante part tactique, en guise de climax.
Dans Entretien avec un Vampire, pas de combat. L’incendie du théâtre est plus digne d’être qualifié de massacre, motivé par la vengeance suite à la mort de Claudia (enjeu interne), que de la baston à grand spectacle.
Et ça fait du bien ! Je ne suis pas un grand fan des combats chorégraphiés interminables et où entre deux tremblements de caméras les personnages échangent des coups sans véritables rebondissements ou dramaturgie.
En JdR, si un combat peut apporter des enjeux dramatiques, ceux de Vampire La Mascarade me semblent prendre les choses à l’envers.
Des personnages faillibles capables de remords
En se choisissant un compagnon d’immortalité, Lestat crée un être qui ne veut pas abandonner ses sentiments humains, refusant sa vision hédoniste et cynique de leur condition.
En engendrant Claudia, les choses vont se compliquer considérablement.
Les actes des personnages produisent des conséquences et le film s’appesantit dessus, les monte en épingle.
Louis n’aurait jamais voulu devenir immortel, il ne voulait pas que Claudia soit transformée.
Claudia elle-même n’accepte pas de rester pour l’éternité dans son corps d’enfant et ne tolère aucune frustration.
Lestat, malgré sa folie et son insouciance reste attaché à Louis et Claudia. Son manque d’humanité ne l’empêche pas de trouver ce qui lui est cher.
Armand veut que Louis devienne son compagnon (avec une tension homo-érotique palpable), pour posséder une fenêtre sur ses sentiments humains depuis longtemps envolés.
Le film questionne l’humanité de ces personnages en passe de perdre ce qui leur en reste. Et si c’est un thème avoué de VLM, j’avoue ne l’avoir jamais ne serait-ce qu’effleuré, trop occupé que j’étais à défaire des complots de mes congénères.
Aucune intrigue ne guide les personnages. De ce fait, l’histoire se tisse dans les conséquences de leurs actes et au gré de quelques rencontres.
Dans mes parties de VLM, je n’ai jamais vu de tels enjeux. Nos personnages étant des agents de vampires plus vieux qu’eux, nous n’accomplissions jamais rien d’autre que les désirs de ces PNJ. Le but étant de nous faire entrer dans une intrigue tentaculaire où nous ne maîtrisions rien.
Quant à éprouver des remords, autant dire qu’on en était très loin, parce que pour ça, il aurait fallu que nos actes aient des conséquences qui ne soient pas “réussir ou rater la mission”. Pour ça, il aurait fallu que l’on ait à défendre ce à quoi on tient, mais pour ça encore, il aurait fallu qu’on tienne à quelque chose d’autre qu’à notre jauge de points de vie.
J’ai tout de même joué quelques parties assez satisfaisantes de VLM, je ne jette pas le bébé avec l’eau du bain.
Il ne suffit pas de dire “vous pouvez le faire si vous le voulez”
En tant que MJ et en tant que joueur, j’ai longtemps essayé d’aller dans cette direction avec bon nombre de jeux. Et j’avais fini par tirer un trait sur l’idée. C’est quand j’ai découvert les JdR forgéens (Dogs in the Vineyard, Polaris, Bliss Stage, Breaking the Ice pour ne citer qu’eux) que j’ai réalisé que c’était possible et potentiellement intense.
Mais pour y parvenir, il faut briser un grand nombre d’idées préconçues et tenaces dans le JdR classique.
Je ne me leurre pas, dans le milieu du JdR, ce que je recherche moi n’est pas l’approche majoritaire, mais ce n’est pas pour autant qu’elle n’a pas un public. Elle n’est pas majoritaire parce qu’elle est découragée formellement par le fonctionnement d’une majorité de jeux, mais peut-être aussi pour un certain nombre de facteurs culturels : le geek se définit plus par Starwars et le Seigneur des Anneaux que par American Beauty et Macbeth. Pour autant, Entretien avec un Vampire est un film qui a beaucoup plu dans mes cercles d’amis geeks. Pourquoi donc sa structure d’histoire intéresse-t-elle moins que l’épopée classique et le polar ?
Si elle marche aussi bien au cinéma, en série et en littérature, pourquoi ne marcherait-elle pas en JdR ? D’ailleurs, les jeux forgéens que j’ai cité ont tous eu un certain succès dans la scène anglophone.
Si des jeux ne m’avaient pas montré que c’était possible et n’avaient pas tout fait pour dépasser les lieux communs sur ce que le JdR est censé faire, j’aurais sans doute beaucoup moins joué et écrit depuis dix ans.
L’ouverture à des genres qui me transportent plus, comme le drame d’Entretien avec un Vampire a redonné un souffle à ma pratique du JdR qui s’étiolait avec une furieuse impression de tourner en rond.
Pour y parvenir, les auteurs des jeux suscités ont effectué tout un travail de déconstruction des préconceptions sur le JdR. Il ne suffit pas de dire “jouez de la romance” pour que ça prenne. Il fallait donner aux joueurs des leviers pour qu’ils puissent construire des enjeux internes, les placer au centre de la partie et explorer les conséquences de leurs actes. Mais aussi dire fuck au scénario du MJ pour offrir la chance à ces enjeux internes d’être au centre de la partie. Dans VLM, le scénario, le rôle du MJ et les mécaniques, tout est une entrave à cela.
Damnés
Je n’ai pas écrit ce billet dans ce but, mais il se trouve que je suis en train de lire le JdR auto-édité (paru il y a peu) Damnés de Manon et Simon Li et j’ai très bon espoir qu’il réponde à mes attentes déçues par Vampire la Mascarade.
Notez que j’ai déjà pas mal pu explorer ces dernières années ce qui m’intéressait sur le sujet avec Les Cordes Sensibles (dont ce n’est cependant pas le thème central).
Après une partie-test Damnés, j’aurai sans doute l’occasion de revenir sur tout ça.
Pour tenter de préciser un certain nombre de choses au sujet du Vide fertile, voici une liste de réflexions à son sujet (il peut être difficile de comprendre mon développement si vous n’avez pas lu la plupart des articles cités dans le texte) :
- Tout d’abord, le Vide fertile n’est au départ qu’un ensemble d’expériences vécues avec des jeux différents, sur lesquelles nous (les personnes qui développons ce concept) cherchons à mettre des mots, rien de plus.
- Le Vide fertile ne se produit qu’avec certains types de jeux. Si cela semble étranger à votre pratique, c’est tout à fait normal. Ce n’est que la qualité fondamentale d’une extrême minorité de jeux de rôle. C’est d’ailleurs un concept probablement inapplicable hors du domaine du JdR.
- C’est une qualité rare dans la conception de jeux spécialisés. La raison en est que quand un jeu vise une expérience précise, son système peut l’inciter plus efficacement que dans un jeu où tout serait possible.
- C’est une émulsion créative entre les participants. De ce fait, cela ne concerne que les JdR à partage de responsabilités large. Le jeu doit donc se trouver sur la moitié droite de la “Tomate mûre que d’un côté”. Un jeu dirigé par une seule personne ne peut pas produire de Vide fertile.
- Tous les participants doivent avoir un fort impact sur l’évolution de l’histoire pour que leurs interactions conduisent l’histoire ou les événements du jeu dans des directions imprévues. Cela nécessite de déléguer à tous les participants une prise importante sur le jeu et sur la fiction1. Mais cela ne suffit pas : le système doit structurer la prise de parole de l’ensemble des participants et l’articuler de telle sorte qu’elle transforme, complique ou réinterprète les Positions de chacun de manière à amplifier progressivement les enjeux de chaque situation, qu’ils soient esthétiques, dans la confrontation, le chantage, etc. Ainsi, le détail d’une narration effectuée en début de partie peut prendre une très grande importance plus tard2. À certains moments de la partie, sans trop comprendre comment dans l’instant, par les apports conjugués de tous les participants, les choses deviennent particulièrement intenses. C’est que le Vide fertile a opéré3.
- D’autres types de jeux ont des qualités très différentes. Le Vide fertile n’est pas la seule, notamment pour des jeux boîte à outils qui offrent la possibilité de se réapproprier le jeu pour faire quelque chose d’inédit et de très personnel avec, ce qu’un jeu spécialisé ne permet généralement pas à moins d’entrer en profondeur dans son ingénierie pour le hacker. D’autres jeux fonctionnent davantage par un principe d’opportunisme positif : saisir les opportunités de la partie et du système pour produire des moments forts ou des coups d’éclat, d’autres encore s’axent sur une pratique plus performative…
- Le Vide fertile est une conséquence du système : l’ensemble des règles, contraintes et libertés du jeu peut amener le groupe de joueurs quelque part où chaque individu ne serait pas allé de lui-même. C’est-à-dire que le système – avec le consentement des participants – par un jeu de contrôle et de perte de contrôle sur les événements de la fiction, influe sur la dynamique créative de la partie pour la pousser dans une direction (et/ou une intensité) inattendue. Aucun participant autour de la table n’a choisi ou n’a planifié ce que la partie est devenue (c’est la raison pour laquelle un scénario est une entrave au Vide fertile).
- Un scénario, donc, mais aussi des règles directives (et non incitatives) ou une personne seule dirigeant la partie de façon autocratique ne peuvent pas produire de Vide fertile, voire y sont une entrave.
- C’est la façon dont l’ensemble des règles interagissent avec les participants qui peut produire du Vide fertile, pas juste certaines règles isolées. Par « Système » ou « règles », j’entends aussi bien les mécaniques de résolution que la présence ou non d’une préparation de partie4, la façon dont elle est écrite, la présence ou non d’un MJ, les techniques qu’il emploie, son contrôle sur la fiction, etc.
- Les règles doivent produire un réseau d’incitations qui s’articulent de façon à ce que les comportements des participants convergent vers l’expérience voulue sans les forcer et sans que l’expérience recherchée soit balisée ou forcée.
- Pour fonctionner, les participants doivent jouer en lâcher-prise, c’est-à-dire qu’ils doivent jouer dans le sens de la proposition créative5 du jeu. Le lâcher-prise s’oppose à la compensation. Pour jouer de cette façon, il faut un jeu conçu pour être joué sans compenser et se laisser porter par sa proposition créative. Des participants important leurs habitudes de jeu dans un jeu à Vide fertile, hackant ou orientant la partie dans une direction incompatible avec sa proposition créative peuvent empêcher l’émergence du Vide fertile.
- Tous les jeux à large partage de Responsabilités ne contiennent pas un Vide fertile, ceux qui en contiennent sont même plutôt rares, y compris dans cette catégorie de jeux de rôle. La raison en est que de nombreux JdR à large partage de Responsabilités sont conçus avec des mécaniques directives au lieu de mécaniques incitatives ou bien parce que leurs incitations sont trop univoques6 : elles incitent à un comportement bien défini et ne sont pas conçues dans une articulation avec d’autres.
- Il n’y a pas un seul Vide fertile. Les formes de Vides fertiles sont indénombrables. Chaque jeu qui contient un Vide fertile en possède un spécifique.
- Il est possible de passer à côté du Vide fertile contenu dans un JdR en n’étant pas réceptif à la proposition créative du jeu ou en important des habitudes de jeu étrangères à son bon fonctionnement (en compensant).
- Le Vide fertile est une émergence.
- Le Vide fertile est différent du gameplay émergent : le gameplay émergent se produit quand les joueurs d’un jeu vidéo interagissent avec son gameplay en sortant de son fonctionnement prévisible7. Les game designers de jeu vidéo cherchent généralement à produire une expérience optimale en concevant une infrastructure complexe dont les joueurs testeront parfois les limites. C’est quand les joueurs sortent de ces limites qu’il y a gameplay émergent. Ils produisent de l’imprévu en quelque sorte. Dans un JdR, l’imprévu est forcément omniprésent. C’est pourquoi il est important d’utiliser un autre concept, qui, bien que proche du gameplay émergent, souligne ces spécificités. On trouve du Vide fertile quand la dynamique entre le système du jeu et la créativité des participants les conduit quelque part et que ce quelque part, personne autour de la table ne l’aurait imaginé au début de la partie.
- Précision au point 16 : Souvent les joueurs sont surpris par ce que le MJ a prévu : ce n’est pas du Vide Fertile. Souvent le MJ est surpris par ce que les joueurs ont créé : ce n’est pas le Vide Fertile. Souvent, l’auteur d’un jeu est surpris de ce que les groupes font de son jeu : ce n’est toujours pas du Vide Fertile. Le Vide Fertile survient quand tout le monde se retrouve dans une expérience que personne n’a prévue et dont le jeu est partiellement responsable.
- Le Vide fertile ne peut pas être rigide et de ce fait il ne peut pas être créé de force. Il repose sur une création organique de la fiction et sur une richesse en terme de potentialités. Ce n’est pas parce qu’un jeu contient un Vide fertile qu’on le rencontrera à coup sûr la première fois que l’on y jouera. Un créateur de jeu ne peut pas s’assurer que son jeu permettra un Vide fertile, il peut seulement tenter de rassembler les conditions favorables vues aux points précédents.
- Le Vide fertile est une synergie créative entre les joueurs rendue possible par le système. Autrement dit, une synergie spécifique qu’ils ne pourraient obtenir sans ce système.
- Il faut que les participants créent dans une même direction : que chacun soit en position de manifester son approbation8 sur les proposition des autres. Si les participants créent dans des directions incompatibles, floues ou peu perméables, le Vide fertile ne peut pas émerger.
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Les principes que je tire ici découlent de mes expériences de JdR à Vide fertile et de mon expérience de conception de jeux de ce type. C’est l’état actuel de ma réflexion. Le sujet est relativement complexe et au cœur de la majorité des préoccupations ruminées notamment sur ce blog.
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Questions et commentaires constructifs bienvenus.
1Il faut donc résoudre le Truc Impossible Avant Le Petit Dèj au profit des joueurs : http://ptgptb.fr/theorie-101-2eme-partie-le-truc-impossible-avant-le-petit-dej
2Cette idée a été développée par Christoph Boeckle sur The Forge (en anglais) : http://www.indie-rpgs.com/forge/index.php?topic=28829.0 Elle me semble d’une importance capitale dans le fonctionnement du Vide fertile. Vous en trouverez un exemple en français dans le premier message de la deuxième page de ce fil de discussion sur le forum des Ateliers Imaginaires : http://lesateliersimaginaires.com/forum/viewtopic.php?f=48&t=3092&start=15#p25916
3On pourrait être tenté de croire en lisant ce paragraphe que chaque moment de grâce dans n’importe quelle partie de JdR est le fruit du Vide fertile, mais ce n’est pas le cas. Il faut que cet instant ne soit pas programmé par le MJ ou le scénario et un seul joueur ne peut pas en être responsable. Le système entier (au sens de Vincent Baker et Emily Care Boss) doit en être responsable, voir le point 7.
4Je distingue scénario de préparation de partie, car toutes les préparations de parties ne sont pas des scénarios. Pour mieux comprendre cette distinction, lire : https://www.limbicsystemsjdr.com/article-se-liberer-des-paradoxes-du-scenario-sur-le-maraudeur/
5Par exemple : https://www.limbicsystemsjdr.com/comprendre-le-simulationnisme-a-travers-prosopopee/ https://www.limbicsystemsjdr.com/un-petit-retour-sur-le-narrativisme/
6À ce propos, lire ou relire les chapitres concernant les incitations dans mon premier article sur le Vide fertile : https://www.limbicsystemsjdr.com/vide-fertile-la-spirale-invisible/
7Lire le dossier de Dinowan sur le gameplay émergent, sur jeuxvidéo.com : http://www.jeuxvideo.com/dossiers/00006203/le-gameplay-emergent.htm
8Les cycles de création et d’approbation forment la démarche créative à l’œuvre dans une partie de JdR selon Christoph Boeckle. Lire le chapitre 5. Démarches Créatives du résumé de la conférence donnée en 2009 à Nancy par Christoph Boeckle :
Compenser
- Compenser est la raison pour laquelle des groupes parviennent à jouer ensemble de façon fonctionnelle avec des jeux qui ne leur apprennent pas à le faire. Notamment par transmission.
- Le fait d’apprendre à jouer ensemble est sans doute le meilleur moyen de se forger des habitudes communes.
- De manière générale, si un groupe parvient à s’harmoniser en compensant un jeu, on peut dire que cette compensation est positive. Des groupes qui jouent ensemble depuis longtemps ou qui ont appris à jouer ensemble et qui ne rencontrent pas ou peu de dissensions compensent probablement positivement.
- Lors d’une partie-test d’un jeu embryonnaire, la compensation peut aider à faire tourner le jeu pour le mettre rapidement à l’épreuve. À condition que tous les participants compensent dans la même direction.
- Les compensations pratiques ont souvent une importance relative et changent d’un groupe à l’autre. Si la compensation majeure est harmonisée, les compensations pratiques devraient être plus simples à résoudre.
- Compenser permet de s’approprier facilement un jeu et de donner au MJ ou au groupe le rôle d’auteur de la partie, c’est-à-dire celui qui choisit le type d’histoire jouée, les thématiques et enjeux principaux et plus encore.
- Une compensation est positive dans la mesure où la pratique obtenue satisfait tous les participants.
- Jouer avec des joueurs d’autres horizons peut produire une incompatibilité d’habitudes de compensation. Et les plus grandes difficultés se situent majoritairement au niveau des compensations majeures.
- Des habitudes de compensation communes peuvent empêcher un groupe constitué de s’approprier un jeu nouveau, exigeant d’eux d’autres comportement (qu’il s’agisse de compensation ou de lâcher-prise).
- Le temps de se forger des techniques de compensation efficaces, un joueur, un MJ ou un groupe peut passer par beaucoup de difficultés et de parties ratées.
- Tous les jeux boîte à outils ne s’adaptent pas à toutes les formes de compensations.
- Une compensation positive ne prémunit pas un groupe de toutes dissensions.
- La compensation majeure, qui est structurelle, est l’enjeu premier de l’harmonisation d’un groupe. De nombreux groupes semblent ne pas réussir à harmoniser leurs compensations majeures et cela peut conduire jusqu’à leur éclatement.
- Les JdR boîte à outils n’aident généralement pas à résoudre les questions de compensation majeure.
- Compenser demande un effort supplémentaire qui nous éloigne de la posture créative en lâcher-prise que requièrent certains jeux et peut nous faire passer à côté de sa proposition créative. À force de compenser d’une même manière, l’habitude permet probablement de diminuer l’impression d’effort.
- Certains jeux peuvent avoir une vraie lacune dans leur texte. Certains groupes parviendront facilement à combler ce manque et d’autres pourraient avoir plus de difficultés (notamment les débutants ou ceux dont les habitudes de jeu diffèrent) ou leurs façons de compenser cette lacune pourrait s’avérer insatisfaisante.
- Une compensation peut s’avérer néfaste si cela altère la qualité d’un jeu conçu pour le lâcher-prise (parfois involontairement) ou encore si les participants compensent de façon incompatibles.
- Un jeu peut paraître bon pour un groupe et mauvais pour un autre. On peut considérer que ce jeu était plus adapté à la compensation du premier.
- Pour des joueurs et MJ qui aiment le lâcher-prise, jouer à un jeu à compenser peut leur donner le sentiment de perdre leur énergie à autre chose que ce qui est essentiel.
Lâcher prise
- Lâcher prise permet d’appréhender des expériences de jeu que l’on n’aurait probablement jamais vécues autrement.
- Un jeu en lâcher-prise permet à tous les participants de se concentrer sur ce qui est au cœur d’une pratique sans se préoccuper des à-côtés (ou en diminuant fortement leur présence) ou de mettre en place des techniques de jeu efficaces.
- Un jeu en lâcher-prise fonctionnel résout les questions de compensations majeures et facilite de ce fait la possibilité d’harmoniser nos priorités de jeu en suivant sa proposition créative. Autrement dit, un jeu en lâcher-prise facilite la cohésion entre les participants.
- Un jeu en lâcher prise peut offrir une grande liberté créative aux joueurs en structurant efficacement l’histoire ou l’évolution de ses enjeux.
- Les jeux en lâcher-prise permettent de confier la cohésion du groupe au système et de ne plus faire peser le bon fonctionnement de la partie sur les épaules d’un ou plusieurs participants.
- Les jeux en lâcher-prise permettent une transmission efficace d’expériences (le pluriel est important, car chaque jeu comporte sa propre expérience), via les procédures, notamment les règles, mais aussi les conseils et savoir-faire divers contenus dans le texte du jeu. Il ne s’agit pas d’outils pour jouer selon sa pratique usuelle, mais d’une expérience authentique, transmise par un auteur et son (ou ses) groupe(s) vers des tables1.
- Le lâcher-prise est une pratique exigeante et peu de jeux la permettent vraiment.
- Lâcher prise nécessite de mettre de côté ses habitudes de jeu pour aborder la démarche d’un jeu spécialisé.
- Un jeu en lâcher-prise peut nécessiter un apprentissage important pour atteindre son objectif. Surtout quand ses règles sont complexes.
- Lorsque l’on crée un jeu en lâcher-prise, on peut laisser des procédures à la discrétion des joueurs, que chaque groupe fera différemment, il ne s’agit pas nécessairement de compensation, ou alors de compensation négligeable, lorsque les pratiques possibles fonctionnent toutes sans dénaturer le jeu. En revanche, demander une compensation ayant plus d’impact sur le fonctionnement ou la qualité de la partie peut rendre le lâcher-prise difficile, puisque contrairement à un JdR boîte à outils, intervenir dans l’ingénierie d’un tel jeu demande de comprendre et respecter la cohérence du tout.
- Un jeu spécialisé à proposition créative claire peut, de par son thème, son fonctionnement ou autre ne pas plaire à tout ou partie du groupe. Adapter l’expérience aux exigences de chacun en compensant un jeu spécialisé dans ce but peut s’avérer plus difficile.
- La cohésion du groupe n’est pas garantie par un jeu en lâcher-prise, étant donné que par leurs habitudes de compensation, des joueurs peuvent nager à contre-courant.
- Un jeu en lâcher prise demande un grand effort à son créateur ou à sa créatrice, qui ne peut se reposer sur la compensation de chaque groupe et doit mettre tous les éléments de son jeu en profonde cohérence.
- Pour les MJ et joueurs qui aiment compenser, jouer à un jeu qui leur demande de jouer en lâcher-prise peut leur donner l’impression qu’ils ne peuvent pas s’emparer du jeu et le tirer dans la direction et les thématiques qu’ils aiment. Que le jeu ne leur permet pas d’être auteurs de leur partie (le problème se pose le plus souvent pour le MJ qui définit les thèmes et enjeux de la partie, mais la question peut aussi se poser aux joueurs dans certains cas).
Conclusion
La compensation est donc initialement quelque chose de positif : elle permet de construire une manière de jouer ensemble. Quand des groupes se recomposent, les habitudes de compensation peuvent devenir antagonistes. Pour y remédier, des auteurs de JdR ont voulu limiter la compensation au maximum (sur The Forge), ce qui a permis à des groupes de recomposer des pratiques nouvelles, plus satisfaisantes, voire inédites. C’est de cette façon que le lâcher-prise a pu naître. Mais les habitudes de compensation rendent parfois l’accès à ces jeux compliqué, quand elles sont trop ancrées et trop antagonistes avec la pratique proposée par un jeu spécialisé, l’alchimie ne fonctionne pas.
La question que l’on peut se poser est : “Y a-t-il une solution à cette équation ?”
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1 Pour creuser cette question, lire Spécialiser un jeu élargit le champ des possibles : https://www.limbicsystemsjdr.com/specialiser-un-jeu-elargit-le-champ-des-possibles/
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