Suite à une discussion (qui date un peu) portant ce titre sur le forum rôliste Antonio Bay, j’ai eu envie d’archiver un de mes développements ici, car il aborde certaines choses qui me tiennent à cœur.

Il s’agit d’une succession de messages publiés sur le forum, je les ai un peu modifiés, clarifiés et enrichis…

Voici le développement en question :

On ne peut pas empêcher les MJ et joueurs de modifier le contenu des jeux.

Mais il y a deux aspects :

  • s’approprier les zones de flou (volontaire ?) des jeux
  • modifier le contenu du livre

Pour ma part, j’ai besoin qu’un jeu me semble avoir un fil rouge, quelque chose qui me donne l’impression que rien n’est là par hasard ou pour « contenter le joueur qui a l’habitude du d20 system (système découlant de Donjons et dragons et utilisé de manière générique dans de nombreux jeux du commerce ou non) ».
Quand un jeu me paraît pertinent jusqu’au bout des ongles, alors je vais avoir envie de le jouer tel quel.
Si une partie du texte m’intéresse, mais pas l’autre, je vais changer ce qui ne me plaît pas et cela sera d’autant plus vrai que le jeu me donnera l’impression d’être un « jeu fourre-tout » (où quantité de règles sont optionnelles et ne visent qu’à satisfaire les habitudes des gens).

Après, chaque table de jeu aura forcément une manière différente de jouer à un même jeu. Mais s’ils en transforment les principes énoncés dans le bouquin jouent-ils toujours au jeu qu’ils ont lu et acheté ?
Si je transforme tout le système d’xp et d’évolution des personnages de D&D, est-ce que je joue toujours à D&D ?

Un exemple : à mes débuts en tant que MJ au jeu In Nomine Satanis/Magna Veritas, j’ai tenté d’écrire un scénar sérieux et de le maîtriser (j’étais jeune, oui). Mes joueurs avaient lu le jeu, résultat, le scénar sérieux a tourné au grand portnawak, parce que les joueurs avaient adopté le ton du bouquin (très cynique et d’un humour particulier).

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Pour éclairer un peu mon cheminement :

Mon expérience du JDR tend à me donner l’impression qu’il y a deux directions selon lesquelles on s’approprie un texte de jeu.
– Celle qui construit dans les champs que le texte du jeu laisse libres ou volontairement flous.
– Celle qui construit en dépit du jeu.

La première permet de se dire : oui, il y a des choses qu’on peut volontairement laisser à la discrétion de chaque table de jeu, mais dans ce cas, quelle est la part incitative du texte ? (C’est le fameux tandem créatif : liberté/contrainte)

La deuxième est intéressante car elle pose la question : quelle part de liberté les rôlistes peuvent-ils prendre à partir d’un jeu, et surtout à partir de quel point on continue de parler du même jeu ?

D’un autre côté, quels jeux incitent à la transformation et quels jeux incitent à suivre la ligne fixée ?

Toutes ces questions me semblent intéressantes si l’on veut évaluer l’impact d’un texte de jeu sur sa pratique.

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Lorsque je crée un jeu, plutôt que de soumettre le système à l’univers, je pense plus à un concept général.
Après tout, on peut jouer dans Glorantha avec Herowars ou avec Runequest, le point de vue, tel qu’il est exprimé par l’auteur est à mon avis un bon moyen de donner à un jeu une unité.

Certains jeux sont sans doute faits pour être chamboulés par les rôlistes, d’autres sont la proposition d’un auteur ou d’une équipe et invitent les joueurs à suivre leur proposition.

Dans le premier cas, je pense que la seule influence du texte de jeu sur la pratique, c’est un peu un : « faites votre propre jeu avec les outils qu’on vous propose ».

Quand dans le cas d’un jeu qui propose une expérience plus précise, (mais qui exige un grand travail de cohérence entre les intentions exposées, les outils et le contenu fictionnel proposés) alors les rôlistes tendront à suivre davantage l’inclination que l’auteur cherche à donner au jeu.

Pour moi, l’analogie qui me plaît, c’est la partition de musique :
Il existe des partitions dans lesquelles chaque note à jouer est inscrite, pour chaque instrument, le compositeur fournit un document avec des propositions.

Mais les partitions de jazz, bien souvent ne proposent que des morceaux volontairement incomplets que les musiciens devront combler à leur façon. Ainsi, le bassiste, le batteur, les instruments harmoniques improvisent leurs parties, avec pour repères un tempo et une grille d’accords modulables à volonté. Les musiciens s’accordent à jouer selon un certain canon, ils prévoient des moments d’improvisation en solo, la mélodie est souvent retravaillée, réinterprétée…

Maintenant, rien n’empêche de reprendre un standard de jazz ou de musique classique et de mettre un beat Jungle, avec de la guitare électrique et de transformer la mélodie au point de la rendre méconnaissable.

Dans un morceau de musique classique, les musiciens ont leur sensibilité comme espace d’expression principal. Le chef d’orchestre donne une cohérence à l’ensemble (on peut évidemment le comparer au MJ).
Dans le jazz, le canon donne des contraintes stylistiques, mais chacun peut jouer les notes et les rythmes qu’il désire, tant qu’on reste dans le style « jazz » choisi (avec une certaine latitude).

Éric Satie note en début de ses Gymnopédies des sensations, comme « lent et douloureux » pour donner des indications au pianiste sur l’état d’esprit dans lequel il doit jouer ce morceau.

John Cage ou Xenakis (1) (2) font des partitions qui n’ont quasiment plus de lien avec la notation classique et demandent aux musiciens d’interpréter les visuels qui leur servent de partition…

Je crois que réfléchir à la façon dont le texte de jeu influe sur la pratique du JDR, c’est se demander quels espaces de créativité (ou de liberté voire quels champs de potentialité) on donne, comment faire que le morceau une fois joué soit forcément intéressant (ou réussit, ou plaisant, ou intense, ce que vous voulez) si l’on respecte vos choix.

En gardant bien à l’esprit que votre « ouvrage » pourra être massacré et votre jeu d’une profondeur rare pourra devenir de la baston continuelle et décérébrée à certaines tables. Cela fait partie de la potentialité rôlistique.

 

La voici, toute belle toute neuve, la version 2 du système dédié pour jouer dans l’univers d’Harry Potter de J.K. Rowling.

J’ai modifié certains aspects du système et j’ai développé certains points qui étaient absents dans la version précédente. De plus, j’ai ajouté une méthode de scénarisation pour que les histoires crées soient au plus proche des histoires du sorcier balafré et des conseils pour intégrer les traits des PJ facilement dans l’histoire.

Je vous propose une version .ODT à télécharger pour ceux qui seraient tentés de me faire des annotations (utiliser Open Office).

ou bien une version pdf à télécharger pour les autres.

Le système a été testé, et je prévois bien d’autres parties.

 

Le voici, il est tout beau tout propre, il attend de multiplier les playtests :

Téléchargez Entropie

Le jeu qui vous permet de débrider votre cruauté et votre perversité.

 

8 ) L’absence de MJ et de scénario ne nuit-elle pas à la qualité des parties et des histoires ?

Je me suis longtemps posé la question et puis au final, et après de nombreux playtests, plusieurs paramètres ont pesé dans la balance :

Le fait de proposer un jeu dont le système se passe de MJ et de scénario m’a permis d’amener le choix du thème de la partie de manière démocratique, ce qui permet aux joueurs d’éliminer les problèmes qui les dérangent.

Le fait qu’il n’y ait pas de scénario permet une totale malléabilité de l’histoire et des évènements et une emprise de tous les joueurs sur celle-ci. Bien entendu, cela ne signifie pas que chacun fait ce qu’il a envie. Le système fait en sorte de mettre les décisions des joueurs à l’épreuve et leur réussite est donc incertaine. Mais cela ne se fait pas sur la moindre action, mais sur un objectif consistant : un « enjeu ».

Personne n’a l’ascendant sur les autres, personne n’a une plus grande part dans la création de l’histoire et c’est ce qui me paraît primordial pour explorer ce genre de thématiques. On ne pourra pas reprocher ses choix au MJ, puisque tout le monde est responsable de l’histoire au final.

L’absence de scénario est palliée par la préparation des personnages : du problème autour duquel va se structurer la partie, du positionnement des personnages par rapport au problème, de la construction de leur personnalité, de leur histoire, de leurs croyances et de leur réactions sur l’opposition cornélienne des valeurs des personnages et de leurs liens affectifs.

Après tout, un scénario de JDR n’a pas besoin de plus.

Ce système amène une dynamique créative des participants les amenant à des situations conflictuelles, les amenant à faire des choix dont les conséquences amèneront de nouvelles scènes.

Le MJ quant à lui est pallié par un partage de son autorité sur l’ensemble des participants. À chaque nouvelle scène, l’un des joueurs à tour de rôle campe une situation initiale, dans laquelle il choisit  qui est en présence et où ça se déroule. Les joueurs jouent alors leurs PJ et lui font des propositions.

Ensuite, le système de résolution des conflits étant d’une parfaite transparence, il suffit à l’arbitrage des conflits.

Un ou plusieurs joueurs, ceux qui ont lu le texte de jeu font office d’animateurs : ils expliquent les règles et les rappellent quand besoin.

Psychodrame ne propose donc pas des joueurs en roue libre autour d’une table qui font semblant de se disputer, mais bel et bien une dynamique narrative induite par le système du jeu, amenant les situation à évoluer de façon fluide et surprenante, car les choix des joueurs et les actes de leurs personnages dépendent tous du jugement produit par les autres joueurs.

De nombreux JDR proposent des systèmes sans MJ et sans scénario : Zombie Cinema de Eero Tuovinen, Polaris Chivalric Tragedy at the Utmost North de Ben Lehman et bien d’autres. Et ils parviennent de manière édifiante à créer une dynamique narrative qui remplace sans problème le MJ et le scénario.

Je me suis beaucoup inspiré de ces jeux pour créer Psychodrame.

 

Suite à un certain nombre de questions pertinentes posées sur les forums rôlistes, je vous propose une petite faq que j’alimenterai si besoin au fil du temps. Les réponses sont celles que j’ai apportées sur lesdits forums.

Faq :

1) Pourquoi proposer un système de gestion des conflits quand le roleplay pourrait suffire ? Le système ne risque-t-il pas de parasiter la narration ?

2) Quel rôle ont joué les théories psychologiques dans la création du jeu ?

3) Qu’est-ce qui t’a donné envie d’écrire ce jeu ?

4) Pourquoi jouer à un jeu qui explore des problématiques humaines sans pur divertissement ludique ?

5) Les joueurs ne se sentent-ils pas mal à l’aise ?

6) Que reste-t-il du « jeu ludique » ?

7) Qu’est ce qui peut intéresser quelqu’un pour qui la création d’histoire n’est pas un centre d’intérêt ?

8 ) L’absence de MJ et de scénario ne nuit-elle pas à la qualité des parties et des histoires ?


 

7) Qu’est ce qui peut intéresser quelqu’un pour qui la création d’histoire n’est pas un centre d’intérêt ?

Mes dernières parties me l’ont clairement montré : le fait d’investir un rôle et surtout, les répercussions des choix que l’on effectue sur l’histoire et le jugement que portent les autres joueurs (et que l’on porte soi-même) sur ces choix.
Comme il n’y a pas l’enjeu de faire une œuvre qui « assure » ou qui soit vendable, les joueurs se concentrent vraiment sur le positionnement de leur personnage et la portée de leurs actes/choix.
On est à mi-chemin entre l’activité de jugement du spectateur de fiction et l’activité créative, qui elle est fluidifiée par le système du jeu.
Le fait que le joueur soit responsable de son personnage et de ses actes et le fait que les conséquences de ces actes soient en partie prédictibles (si je suis gentil avec tout le monde, je sais que ça aura un impact sur les conséquences de fin de conflit), mais très incertaines parce que soumises au jugement et au choix des autres joueurs (c’est ce qu’on appelle la « résistance » du monde : si je lance une balle contre le mur, elle va rebondir, mais je serais bien en peine d’obtenir à chaque fois exactement le même rebond).

Pour développer :

La dimension ludique d’une séance de psychodrame repose sur le fait que le participant est responsable de ses choix, car ils sont soumis au jugement des autres. Cette responsabilité, bien qu’inscrite dans un processus créatif se détache de celle de créateurs d’histoire d’œuvres linéaires, car les participants l’éprouvent quasiment en même temps qu’ils produisent leurs choix.

La dimension ludique est également due à l’incertitude des conséquences de leurs choix : une proposition d’un participant va se heurter au système, mais aussi aux réactions et jugements des autres. Ainsi, le résultat de l’action d’un personnage pourra varier considérablement de ce que son initiateur en attendait, tout comme elle peut être conforme à ses désirs.

Cette résistance crée une implication directe du joueur dans l’histoire par l’intermédiaire de son personnage, car elle produit des enjeux fictionnels  et ludiques : par exemple, « réussir à faire entendre sa colère » (c’est l’enjeu du personnage) => remporter le conflit (c’est l’enjeu du joueur qui crée un parallélisme avec l’enjeu du personnage).

Les enjeux fictifs ramenés au joueur produisent une expérience propre au jeu de rôle.

 

6) Que reste-t-il du « jeu ludique » ?

Le « jeu » n’est plus un jeu ludique, gratuit, divertissant, il se transforme en questionnement moral, de la même façon que devant un film dramatique. Les actes immoraux sont fustigés, ils sont explorés en amenant des dilemmes au joueur (comme au personnage) pour lui demander de faire des choix qui produiront du sens.
C’est un prolongement du « qu’est-ce que j’aurais fait à sa place ». Puisqu’on affiche ce questionnement et on l’expose aux autres, on interagit avec, on utilise ce matériau là et on peut être amenés à évoluer dans notre vision de certains thèmes.

 

5) Les joueurs ne se sentent-ils pas mal à l’aise ?

Ce qui est incroyable, dans mon expérience, c’est les trésors d’inventivité dont peuvent faire preuve les joueurs pour exorciser un éventuel sentiment de malaise.

La spécificité d’un jeu comme Psychodrame, c’est la question de la proximité avec le vécu des joueurs.

Ce que je crois, c’est que tant que le joueur ne se sent pas perturbé par les situations et les thèmes soulevés, la proximité avec son vécu est une force pour ce jeu.
Les parties que j’ai jouées où les problèmes faisaient écho à ceux des joueurs, c’étaient les plus intenses émotionnellement. Mais cela n’est possible que s’il y a une grande intimité entre les joueurs, s’ils sont prêts à se livrer. (Par exemple, des parties que j’ai jouées avec ma femme).

La catharsis à ce moment-là devient une sorte de communion. Le fait de se mettre à nu devant l’autre de cette manière, c’est extrêmement fort. On donne aux autres joueurs une confiance, un regard sur nous, sur notre intimité.
Mais ce n’est pas possible pour tous les groupes.
Quand ce n’est pas possible, les participants y vont de leurs réflexes pour tenir les autres à distance. C’est assez amusant. En convention (ou avec des amis pas spécialement intimes), le jeu est souvent ponctué d’éclats de rire, les parties fonctionnent, mais avec détachement. On porte un jugement sur les actes des personnages, un acte atroce peut amener du rire, mais c’est un rire empreint de cynisme.

 

4) Pourquoi jouer à un jeu qui explore des problématiques humaines sans pur divertissement ludique ?

D’après Aristote et de nombreux narratologues depuis, l’être humain aime porter un jugement de valeur sur les choix et actes des personnages de fiction.
Quand je regarde Six Feet Under, Grey’s Anatomy ou In Treatment, je me dis des choses comme : « quel courage », « quel enfoiré », « quelle grandeur d’âme », « si j’avais su qu’il ferait ce choix-là » etc.
Car il est généralement plaisant, en vertu de la distance que nous confère la fiction, de nous projeter, de faire des liens avec notre vécu.
C’est le « mode dramatique » (et non pas le genre, bien que le genre s’inclue facilement dans le mode, qui lui peut faire partie de films ou de romans dépassant largement le genre). Et c’est grâce à la ressemblance des situations fictives avec celles de notre vécu, mais aussi de la distance que permet la fiction, que la catharsis opère : le recul nous permet d’appréhender ces situations et d’en tirer des leçons et des conclusions qu’il est difficile de produire dans notre vécu à cause de notre implication directe dans les évènements que nous vivons.

Le JDR, ben c’est forcément pareil et différent à la fois des autres médiums.
La catharsis est indubitablement présente lors de parties de JDR.
La différence à mon avis se situe au niveau de l’implication des acteurs.
Pour provoquer un jugement de la part des joueurs (pendant les phases où ils sont spectateurs, ce qui est extrêmement flou en réalité, on passe sans arrêt de acteur/auteur à celui de spectateur dans une partie de JDR). Et c’est là que cela produit une dynamique créative qui peut amener un plaisir, très différent, du coup du plaisir ludique de dépassement de soi, par exemple.

(Parenthèse, ce type de jugement de valeur n’est pas présent dans toute partie de JDR, on peut très bien faire sans).

C’est comme si on était créateurs en ayant un public pour chacune de nos propositions, la différence, c’est qu’on appréhende et on crée l’histoire par l’intermédiaire d’un personnage nous amenant à devoir prendre position dans les situations proposées.
Ce qu’on appelle synesthésie : la relation entre le joueur et son personnage, montre que l’on peut se sentir très loin de son perso et pour autant prendre un véritable plaisir à justifier ses actes immoraux : « qu’aurais-je fait à sa place » même si j’ai besoin de croire que je ne serai jamais à sa place. On fait comme si, et on le sait bien.

 

3) Qu’est-ce qui t’a donné envie d’écrire ce jeu ?

C’est que je me suis longtemps demandé pourquoi je n’arrivais pas à produire en JDR avec les moyens classiques, le type d’intimité que l’on trouve pourtant de façon courante dans le cinéma et la littérature. Dans les films qui m’ont le plus marqué, je compte beaucoup de « drames » j’ai eu envie de faire un JDR qui permettait d’explorer cela.  Si je scénarisais une histoire d’amour, une dispute entre un père et son fils, les joueurs ne s’y impliquaient pas. Il fallait donc leur donner les moyens d’y prendre part et de s’approprier ces situations en leur donnant un cadre minimum et des moyens pour les aider à construire ce type de fiction. C’est lors de la découverte de Dogs in the Vineyard (un JDR américain de D. Vincent Baker) que j’ai compris comment je pouvais m’y prendre (voir question 1 pour plus d’infos à ce sujet).