Du 12 au 14 juin se tiendront les journées d’étude « les quarante ans du JdR » à la Sorbonne. Si vous souhaitez participer au colloque, voici l’appel à communication :
http://www.fabula.org/actualites/journees-d-etudes-les-quarante-ans-du-jeu-de-role_68137.php
Le Maraudeur n° 16 est paru aujourd’hui, avec son lot de critiques, d’actus et d’articles.
J’ai le plaisir d’y participer avec un article sur la construction d’un scénario que vous trouverez p. 160 en suivant ce lien pour télécharger le magazine.
Si vous avez des commentaires, n’hésitez pas à les laisser ici.
J’aime l’idée qu’une théorie sert à être dépassée. Quand c’est le cas, on peut la questionner et la faire évoluer.
Je viens de recevoir la (très jolie) version publiée des Petites Choses Oubliées de mes amis Christoph et Sylvie, que j’ai eu le loisir de tester il y a quelques mois. Le jeu nous propose d’abord de raconter la rencontre d’un couple, puis lorsqu’ils décident de se séparer, la douleur est telle qu’ils entreprennent d’effacer leurs souvenirs (vous reconnaîtrez l’influence d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry et Charlie Kaufman, un des meilleurs films au monde). C’est l’occasion de raconter lesdits souvenirs et de reconstituer leur histoire d’amour, leurs joies et leurs peines.
Le jeu est imprimé sur cartes postales rangées dans un étui, c’est frais et il s’en dégage d’emblée une odeur de nostalgie.
À la lecture, la première chose qui m’a fait tiquer est l’aspect “tour de parole”, ce qui va à l’encontre d’une idée qui m’est chère, la narration libre (voir le point 4 de l’article L’analogie du jeu d’échec, l’interaction Fiction → Fiction). LPCO ne s’embarrasse pas de narration libre. Du coup je craignais que l’on ne défende jamais vraiment les intérêts de nos personnages et que l’on joue en mode auteur toute la partie, ce qui me déplaît généralement.
À ma grande surprise, ce n’est pas le cas. Quelque chose fait que l’on plaide pour nos personnages : lorsqu’on raconte les souvenirs de nos personnages au mnémotechnicien chargé de les effacer, on reconstitue l’histoire d’amour. Et là, on se rend compte que l’on ne fait pas que raconter une histoire : on plaide pour notre personnage, comme si on était face à un psychothérapeute ou à un tribunal (selon le ton de la partie).
- Qui est responsable de la rupture ? Y a-t-il vraiment un responsable ?
- Y a-t-il un salaud ? Qui est-il vraiment ? Qu’est-ce qui l’a poussé à agir de la sorte ?
- Tout cela n’est-il que le résultat d’une incompréhension ou d’une incompatibilité mutuelle ?
- Quels sacrifices a-t-on fait pour l’autre ?
- Les événements extérieurs ont-ils pesé malgré la bonne volonté des amants ?
Voici les intérêts de nos personnages que l’on cherche à défendre, et en même temps, l’empathie pour l’autre nous fait parfois accepter de prendre sur nous.
Quand un joueur raconte un souvenir, il n’est pas seulement en position de narrateur, il est aussi dans la position du personnage qui raconte ce souvenir et qui cherche à comprendre ou à se justifier. Et c’est sans doute cette subtilité qui nous permet de ne pas être qu’en mode auteur.
Ainsi, quand l’autre raconte qu’on a fait quelque chose de mal, le jeu nous permet d’apporter notre point de vue, de tempérer ou d’apporter une autre version d‘une situation. Et c’est là que l’on se rend compte que LPCO joue avec toute l’équivoque des relations humaines : la façon dont les enjeux personnels peuvent détruire une relation, la difficulté de se comprendre vraiment et tout ce qui échappe à notre contrôle… Voilà un bel exemple de vide fertile produit par un jeu pourtant minimaliste (les règles tiennent sur le verso de 5 cartes postales et une partie dure une heure environ).
Ajoutez à cela que le jeu est “structured freeform” (il n’y a pas de mécaniques de jeu, mais la prise de parole est encadrée et ce sont ces règles qui fertilisent la production de contenu fictionnel et des photos nous aident à ne jamais partir de rien quand on raconte un souvenir). Et l’on se retrouve encore dans un champ du JdR qui dépasse mes considérations théoriques. Typiquement, l’absence de mécanique et de résistance fonctionne très bien étant donné la nature des interactions entre participants. Les conflits se font sur l’interprétation du passé, pas besoin de lancer les dés.
Enfin, on peut facilement jouer au jeu de façon légère ou profonde, ça vaut peut-être le coup de se mettre d’accord avant de jouer.
Bref, ce jeu est une leçon de game design qui m’a déjà lancé dans de grandes réflexions théoriques.
Les photos proviennent du site de la photographe et graphiste du jeu : http://www.hardyvivi.com/
Fabien Hildwein, Romaric Briand et moi-même sommes heureux d’ouvrir le Glossaire Imaginairien : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/
Vous y trouverez des définitions synthétiques de la plupart des concepts que l’on emploie ou que l’on a créés, ainsi que des liens vers les articles-sources.
Nous espérons que cela permettra d’enrichir, d’apaiser et de faciliter les discussions autour du JdR.
Cet article boucle huit années de réflexions à propos de la conception de jeux. Tout ce que j’ai écrit jusque-là sur la conception de jeux de rôle visait directement ou indirectement ce sujet. Il m’a fallu beaucoup de temps pour l’assimiler et réussir à le formuler. Je vous encourage à me laisser des commentaires si vous souhaitez approfondir la question ou pour de plus amples explications.
Comme nous l’avons vu dans un article précédent, la base d’une mécanique incitative se conçoit comme : “faire A → recevoir récompense B”. Ou “pour recevoir récompense B → il faut faire A”.
L’incitation peut parfois sembler forcée, directive, trop évidente, artificielle, trop externe aux intérêts du personnage, alors que par définition, une incitation est toujours censée laisser le choix au joueur de la suivre ou de ne pas la suivre.
Pour éviter ce biais et affiner les incitations lors de la conception d’un jeu, on peut créer des conditions, des risques ou des conséquences secondaires, par exemple :
- je peux relancer les dés pour tenter de gagner un conflit que je suis en train de perdre, mais ça augmentera le côté sombre de mon personnage ;
- je peux gagner un bonus si je commets une action cruelle ;
- je peux gonfler ma réserve de dés si je gagne des combats, mais un combat est une importante prise de risque ;
- si je veux gagner un bonus, je dois agir conformément à mes valeurs, ce qui risque de créer des complications dans certaines situations ;
- etc.
De cette manière, chaque avantage se doublant d’un prix à payer ou d’une contrepartie, la mécanique ne se contente plus de donner une directive, mais un véritable choix à soupeser. La mécanique n’est plus univoque, elle devient une tentation, un quitte ou double, une gestion de ressources à double tranchant, etc.
C’est le premier pas pour concevoir des incitations qui ne soient pas artificielles.
Les idées de récompense et d’encouragement à agir dans un sens donné doivent s’inscrire dans un tout. La carotte ne suffit jamais à obtenir un comportement donné1, elle se contente de le valoriser et donc de donner un signal clair sur l’orientation voulue pour la partie, dans la mesure où cette récompense est cohérente avec le reste du jeu.
Le bâton est généralement contre-productif dans un loisir tel que le jeu de rôle, qui est une activité nécessitant des relations apaisées entre participants et un consentement global pour bien fonctionner. Personne n’est obligé de jouer, les sanctions peuvent donc nuire à la qualité de la partie, dès lors qu’elles semblent injustes.
Une partie de jeu de rôle fonctionne sur une intrication complexe d’éléments en apparence dissociables, mais tout à fait interdépendants, par exemple :
- Le partage des Responsabilités (sur le monde, les personnages, l’intrigue, c’est-à-dire : qui a le droit de parler à propos de quoi)
- La présence d’un scénario ou d’une préparation du MJ (et sa structure).
- La préparation des personnages-joueurs.
- Les techniques de MJ (si MJ il y a).
- Le contrat social (comment se met-on d’accord sur ce à quoi on va jouer, les relations entre vraies personnes autour de la table, mais aussi comment on va jouer et comment on résout les éventuels problèmes autour de la table).
-
L’Économie2 du jeu (les paramètres d’évolution des personnages, l’interaction entre toutes les règles, incluant les mécaniques de résolution).
Exemples d’incitations non directives
Ayant joué et mené un bon nombre de scénarios, dans différents jeux, qui visaient à piéger les joueurs et à les mettre au défi de se montrer suffisamment méfiants, préparés et perspicaces pour doubler le MJ afin d’éviter de faire mourir leurs personnages, je me suis rendu à l’évidence que cela tendait à encourager les joueurs à se comporter avec discernement, à prévoir différentes issues possibles avant toute action, à avancer à tâtons et à essayer d’anticiper les pièges du scénario et prendre le MJ à son propre jeu.
Bien sûr, tous les joueurs ne joueront pas forcément le jeu, quelles qu’en soient les raisons, mais cela crée une tendance, souvent d’autant plus forte que cela constitue une pratique prisée par les participants.
Ce comportement m’a sauté aux yeux quand j’ai commencé à jouer différemment : quand ma préparation et mes techniques de MJ ne visent pas à piéger les joueurs et qu’ils en sont conscients, ils ont tendance à agir avec bien plus d’audace, de spontanéité et ce d’autant plus que l’on joue avec des règles transparentes, qui donnent au joueur du contrôle sur la mort de son personnage, par exemple : dans Dogs in the Vineyard de Vincent Baker, la mort est toujours évitable et découle toujours d’une prise de risque volontaire et calculable de la part du joueur, un PJ ne meurt jamais bêtement, sa mort est toujours un sacrifice. Dans Apocalypse World du même auteur, on peut toujours subir un handicap pour retarder sa mort. Dans Polaris, Chivalric Tragedy at the Utmost North de Ben Lehman, un personnage-joueur ne peut mourir qu’une fois qu’il est devenu vétéran, c’est-à-dire dans le dernier tiers de la campagne, le joueur n’est pour autant pas hors-jeu, puisqu’il peut encore jouer les PNJ.
Les enjeux ne sont plus les mêmes, il ne s’agit plus de déjouer les plans du MJ, mais de jouer des scènes vivantes et extraordinaires parce qu’elles découlent de leurs propres décisions. On joue pour voir où ça va nous mener, quels choix on peut faire et quelles conséquences ils vont avoir.
Les deux façons de jouer valent leur pesant d’or, ce qui m’intéresse, c’est de mettre en lumière à quel point la préparation et les techniques du MJ peuvent avoir une forte influence sur notre façon de jouer.
Bien entendu, tous les joueurs n’adopteront pas le comportement décrit, quelles qu’en soient les raisons, peut-être leur faudra-t-il un temps d’adaptation si ça ne correspond pas à leurs habitudes, ou peut-être ne prendront-ils aucun plaisir dans l’une de ces pratiques (il en existe bien d’autres que celles que je présente ici).
Qu’est-ce que le Vide Fertile ?
En jeu de rôle comme ailleurs, le tout est plus que la somme des parties.
Chaque élément d’un jeu ou d’une pratique crée des incitations, parfois invisibles, ou subtiles et les moindres détails d’une pratique ou de la conception d’un jeu peut modifier en profondeur une expérience, comme nous le montrent les deux exemples ci-dessus. Le Vide Fertile3 est au carrefour de toutes les incitations que produit un système au sens bakerien4, celles qui sont plus ou moins évidentes (les mécaniques, notamment) et celles qui sont invisibles.
Je le résumerais par : “la manière dont l’ensemble des règles, techniques de jeu et de l’éventuelle préparation influent sur la part de liberté de mouvement, de créativité et d’interaction laissée aux participants pendant le jeu”. Autrement dit, les blancs laissés aux participants par le système.
Le but de cet article est d’aborder la façon dont l’ensemble des composantes d’un jeu ou d’une pratique peuvent créer des incitations complexes, qui ne soient pas bêtement directives, mais qui incitent les joueurs à agir ou créer dans une direction commune sans en faire une prescription didactique.
Exemples de Vides Fertiles
Il n’est pas évident de dessiner du vide, il faut généralement se contenter d’esquisser ce qui l’entoure. C’est l’exercice auquel je me suis prêté et pour lequel j’ai choisi deux jeux que j’ai eu le temps d’analyser en profondeur afin d’en comprendre leurs dynamiques et subtilités respectives : j’ai choisi Dogs in the Vineyard et Prosopopée. Le premier parce que son Vide Fertile est remarquable et que j’ai pris le temps de l’analyser sous toutes les coutures (ou presque) et le deuxième étant ma création, je le connais comme ma poche et j’ai pu observer longuement les conséquences de mes choix de conception.
Dogs in the Vineyard de Vincent Baker
Mécaniques de résolution
Dans Dogs in the Vineyard, la mécanique de résolution est un réseau d’incitations complexes :
Au premier niveau, le joueur doit choisir les dés qu’il va avancer pour tenter d’infliger des coups à son adversaire, l’affaiblir, mais aussi économiser ses dés restants. Le jeu l’encourage, à cette étape de jeu, à se montrer efficace et à jouer au mieux pour obtenir gain de cause.
Au deuxième niveau, le joueur a la possibilité d’escalader, c’est à dire de changer de mode d’action pour augmenter le nombre de dés à lancer (passer par exemple du dialogue au combat), ou d’impliquer de nouveaux Traits dans le jeu pour obtenir également des dés supplémentaires. Que le joueur cherche à inverser le rapport de force en sa faveur ou à consolider sa position dominante,
L’escalade tend à aggraver les conséquences du conflit sur l’adversaire, qui peut lui-même escalader en retour. Ainsi, le joueur peut décider de ne pas optimiser ses chances de succès car il ne veut pas faire de mal à son adversaire (qui dans le jeu peut-être un membre de sa famille, une personne appréciable ou respectable, ou un coéquipier) ou parce qu’il ne souhaite pas voir le conflit gagner en violence, car ce serait également une prise de risque pour lui.
Au troisième niveau, le joueur a toujours la possibilité d’abandonner pour limiter les conséquences négatives du conflit. Quand le conflit se termine, on applique les règles pour établir quelles conséquences tout cela aura sur les fiches des participants. Créer ou modifier des Traits, diminuer ou augmenter une Caractéristique, mais aussi à quel point les blessures du personnage sont graves, et quel est le risque de le voir mourir ?
Alors que le premier et le deuxième niveau incitent le joueur à prendre des décisions pour résoudre des enjeux à court terme (je ne veux pas subir ce que l’autre tente de m’infliger immédiatement), le troisième niveau demande de prendre du recul sur les événements5.
Les joueurs ressentent souvent une tension entre leurs objectifs et les conséquences possibles. Leurs décisions parlent de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas et de toute l’ambiguïté entre ces deux valeurs. Le troisième niveau permet de prendre du recul sur ce qui s’est passé et d’en établir les conséquences. C’est le moment où le joueur peut être juge de ses propres actes. Les enjeux immédiats des niveaux 1 et 2 se heurtent à cette prise de recul et les joueurs expriment parfois des regrets, voire de la culpabilité.
C’est une des particularités de la mécanique de résolution de Dogs in the Vineyard, elle est capable de nous faire prendre des décisions déraisonnables, c’est-à-dire de nous amener à faire des choix que l’on peut regretter par la suite, dont les conséquences nous échappent et que l’on n’aurait jamais fait sans le concours de ces mécaniques. Le télescopage de différents enjeux situés à différents niveaux nous met en position de prendre de telles décisions. Et ce phénomène est une source d’émotions intenses et donc de plaisir, pour les amateurs du jeu.
Mais bien sûr, la mécanique seule ne suffit pas, l’ensemble de la structure du jeu est nécessaire pour obtenir un tel résultat et une problématique forte autour des questions de violence et de morale religieuse.
Le rôle des PJ
Les personnages des joueurs ont la responsabilité de guérir les communautés pieuses de leurs péchés et ils ont toute autorité pour appliquer la sentence, par le dialogue, avec leurs poings ou leurs armes à feu. Ils devront d’ailleurs faire face à l’autorité de leur ordre s’ils échouent ou si les choses empirent dans les villages après leur départ.
Cette responsabilité fictionnelle joue un rôle prépondérant : elle place les joueurs en position de juge et de police des mœurs et place sur leurs épaules un lourd fardeau, celui de régler à peu près tous les problèmes sociaux, psychologiques, relationnels et religieux, qui les mettent souvent dans des positions impossibles, comme devoir châtier une personne pour laquelle les joueurs ont de l’affection, par exemple ou stopper des villageois qui pensent être dans leur bon droit de pendre un voleur.
Les hacks de ce jeu peuvent perdre ce qui en fait le sel, dès lors qu’ils omettent de placer les joueurs dans le rôle de police des mœurs, et ce, d’autant plus que les communautés pieuses de l’Utah du 19e siècle n’ont pas du tout le même sens de ce qui est moral que nous et où des choses qui peuvent paraître anodines pour le joueur peuvent mettre un village à feu et à sang. L’intensité des enjeux des mécaniques de résolution dépend en très grande partie de cette position dans laquelle sont mis les personnages des joueurs.
La méthode de préparation de village pour le MJ
Cette méthode propose de créer les problèmes du village par ordre croissant de gravité : de quelle manière les problèmes mineurs, voire anodins ont engendré des problèmes plus importants, allant jusqu’au crime, à la sorcellerie rendant la situation épouvantable.
Les joueurs découvriront petit à petit tout ce qui se trame, ce que les PNJ ont fait et leurs raisons d’agir.
Les thèmes moraux forts sont donc plantés durant cette préparation de village, le rôle de police des mœurs des PJ n’est jamais simple, car chaque PNJ pense être dans son bon droit ou agit par la force du désespoir. Et celui qui pèche n’est pas forcément une mauvaise personne. Tout est en nuances de gris et cette ambiguïté est une force pour le jeu.
De plus, cette méthode de préparation étant parfaitement ouverte, le MJ connaît les problèmes, mais ne sait pas ce que les joueurs vont en faire. Cela permet de se recentrer sur ce qui compte vraiment : explorer les conséquences des actes des personnages. Ainsi, cela permet de se concentrer sur le sens de leurs actes, sur leur justice, leurs excès et leurs entorses aux lois divines.
Les villageois sont toujours là pour rappeler aux joueurs leur rôle et ce que la morale est censée leur dicter (avec toute la subjectivité que cela comporte). Ainsi les conflits s’enchaînent et l’histoire continue de se dérouler, quels que soient les choix des PJs et même grâce aux choix des PJs.
Comment mener le jeu ?
L’un des derniers chapitres du livre donne au MJ les moyens pour renforcer la grande dynamique du jeu, notamment : mener les joueurs au conflit, révéler le village activement, suivre les joueurs à propos de ce qui compte et n’ayez pas de solution en tête.
Ces techniques ne sont pas en soi révolutionnaires, mais mises ensemble, elles catalysent le reste du jeu, elles mettent au premier plan tous les autres enjeux cités plus haut en évitant d’employer des techniques contre-productives.
Le Vide Fertile dans Dogs in the Vineyard
…est le point de convergence de toutes ces incitations :
→ Le jeu place les joueurs en position de juges face à des villageois qui font au mieux face à leurs problèmes quotidiens
→ C’est aux PJ d’exécuter la sentence, ils ont toute l’autorité pour ça
→ Ils devront rendre des comptes si ça tourne mal (le jeu demande au MJ de prévoir ce qui arrive au village si les PJs n’interviennent pas)
→ Les problèmes sont toujours moralement ambivalents
→ Les PJ ont une mission qui peut s’opposer parfois à leurs valeurs, ou à ce qui compte pour le joueur
→ Les joueurs ont une liberté de conscience totale
→ L’histoire n’est que le produit des conséquences de leurs actes et de ceux des PNJ → Ils sont donc entièrement responsables des conséquences de leurs actes
→ Les techniques de MJ servent à appuyer dans ce sens et à le mettre en situation de faire du chantage6 aux joueurs par l’intermédiaire de ses PNJ
→ Lors des conflits, les différents degrés d’enjeux se brouillent pour pousser les joueurs à la faute ou à prendre des décisions regrettables
Les joueurs sont donc pris dans cette spirale, toutes leurs décisions y prennent part et d’intenses problématiques morales émergent pendant les parties. J’ai pu voir des joueurs terrorisés face à un dilemme, de jeunes joueurs qui appréhendaient le jeu sous un angle bourrin et optimisateur, comme une pure question de défi, abandonner un conflit, penauds, pour ne pas faire de mal à un PNJ qu’ils affectionnaient, voire finir par tenter de tout résoudre sans violence.
Il faut comprendre le Vide Fertile comme l’idée qu’une technique ou une règle seule n’est rien, qu’elle ne se définit que dans un tout cohérent7. Si vous prenez n’importe quel bout de Dogs in the Vineyard sans le reste, vous perdrez son Vide Fertile.
Prosopopée, un jeu de ma création
La structure
Prosopopée possède une structure narrative organique : quand le jeu commence, les participants ne savent pas encore de quoi l’histoire et le monde, seront faits. Les personnages doivent découvrir, en même temps que les joueurs, les problèmes du lieu qu’ils visitent, puis les régler. Ces problèmes concernent toujours la relation des communautés humaines avec la nature et le surnaturel.
Deux éléments permettent de donner une dynamique et une direction à l’histoire : les dés d’Offrande et les dés de Problèmes.
Un joueur donne un dé d’Offrande à un autre quand ce qu’il dit lui a plu. Les joueurs amassent donc des dés d’Offrande au fil de la partie. Ils leur serviront à résoudre les Problèmes. Ces dons de dés sont le rythme de la partie. Tant qu’un joueur ne possède pas suffisamment de dés pour résoudre un problème, il devra continuer à mener l’investigation, à dévoiler les lieux, rencontrer leurs habitants et creuser leur histoire. Cela crée un rythme lent, tout à fait adapté à un jeu contemplatif, car il permet que le principal enjeu soit de décrire de belles choses.
C’est rendu possible parce que les joueurs ne sont jamais amenés à résoudre des enjeux par réaction immédiate à des agressions. Le temps long du jeu fonctionne parce qu’il faut du temps pour amasser des dés afin de résoudre ce qui compte vraiment au niveau du macrocosme. Les enjeux sont le “Déséquilibre” du monde, pas les problèmes personnels des personnages. Les joueurs pouvant se concentrer sur les problèmes globaux, plutôt que sur ceux de leurs personnages, il peuvent donc agir avec altruisme et désintéressement.
Les joueurs placent également des dés de Problèmes sur une feuille (appelée Cercle des Couleurs), en les décrivant, ce qui permet d’identifier les problèmes qui comptent vraiment et ceux qui s’avèrent anodins. Le score de ces dés indique leur difficulté.
Les problèmes sont émergeants, personne ne sait au début de la partie de quoi il va retourner. Une fois que les joueurs possèdent suffisamment de dés d’Offrande, ils peuvent résoudre le dé de Problème de leur choix.
Cela donne un caractère imprévisible à la partie :
- quels seront les problèmes (l’évolution de la partie peut conduire à la création de problèmes inattendus, puisque dépendants de ce que chacun dit) ?
- dans quel ordre seront-ils résolus (et du coup cela joue sur la compréhension des causes et des conséquences de l’ensemble des problèmes) ?
- qui va résoudre quel problème et comment ?
De plus, en cas d’échec, certains problèmes sont amenés à changer et notre compréhension de la situation avec.
Voilà pourquoi cette structure est organique et non linéaire : même quand la partie est bien avancée, les choses peuvent changer, échapper aux joueurs. Cela brise le sentiment de toute puissance et la possibilité du consensus quant à la résolution de l’histoire.
Enfin, l’une des spécificités du jeu est que l’on ne peut jamais vraiment échouer (sauf si les joueurs abandonnent d’un commun accord, si la tâche s’avérait trop difficile). La partie s’arrête généralement quand tous les problèmes ont été résolus. Cela inhibe tout défi, toute compétition quant à la réussite ou non des objectifs des joueurs. Le jeu évite tout sentiment de linéarité grâce au caractère organique et imprévisible de l’histoire et de la création commune du monde au pied levé.
Le partage de Responsabilités
Dans Prosopopée, le partage des Responsabilités narratives est très large8, c’est-à-dire que les joueurs ont la liberté de décrire le décor, l’intrigue et les personnages secondaires à loisir. Comme il n’y a pas de préparation préalable, cela permet de ne pas faire reposer la création au pied levé sur une seule personne, la conjugaison des cerveaux produit une synergie créative et le suspense naît de l’impossibilité de prévoir les apports des autres9.
Ce partage large des Responsabilités est ce qui donne aux joueurs un grand espace dans lequel ils peuvent éprouver toute l’amplitude de leur créativité. Ils sont encouragés à se montrer créatifs et le moindre ajout de détail anecdotique peut revêtir une très grande importance pour la suite de l’histoire, ce qui est la plus grande récompense que le jeu offre aux joueurs : que leurs apports à la fiction puissent prendre une grande importance pour la suite de l’histoire, simplement en réincorporant (et éventuellement en développant) ce qui a été dit avant.
De plus, ce partage large des Responsabilités sur la fiction permet également aux joueurs de pouvoir inventer pendant le jeu les solutions et les explications relatives aux problèmes et de conférer à leurs personnages toute la culture et toute la sagesse nécessaire à leur rôle, sans avoir à ingurgiter des encyclopédies avant la partie10.
La création de contenu fictionnel brut et son appréciation (ce que Ron Edwards appelle l’Exploration) sont mises au premier plan, car les enjeux de type “défi” sont inhibés et le positionnement des joueurs par rapport aux notions de bien et de mal est déjà tranché (il faut rétablir l’équilibre entre nature, surnaturel et humains).
Mécaniques de jeu
Pendant le jeu, le renforcement de l’esthétique de la fiction est central. La mécanique de récompense via les dés d’Offrande n’est pas ce qui conduit le joueur à respecter le canon commun11, c’est le fait de devoir construire sur ce qui a été dit avant sans planifier ce que l’histoire devrait devenir.
Le don de dés d’Offrande permet seulement de renforcer l’importance de cet enjeu. Il valide le fait de jouer dans ce sens et il met tout le monde d’accord à ce sujet. Il permet également de communiquer sur ce que les joueurs préfèrent sans interrompre la fiction, donner des pistes quant à la direction que le groupe privilégie pour l’histoire et le monde que l’on crée. Il donne un coup de pouce à une dynamique déjà présente dans le jeu, la valide, la récompense et augmente le plaisir de jouer dans la bonne direction.
Les dés de Problèmes jouent également un rôle important à ce sujet, puisqu’ils permettent aux joueurs de décider quels seront les enjeux principaux de la partie et donc de mettre en valeur les idées et créations des autres, en leur donnant un rôle central dans l’histoire. Quand un joueur place un dé de Problème, il verrouille un élément de la fiction et en fait un élément clef de la partie.
Les joueurs peuvent modifier ce qu’ils veulent comme ils le veulent dans la fiction. Verrouiller un élément de la fiction signifie qu’il n’est plus malléable. Les joueurs le notent sur une fiche, il résiste désormais à la volonté des participants. Le seul moyen de le faire céder est de lancer les dés d’Offrande amassés au cours de la partie. Les dés d’Offrande et les dés de Problèmes participent d’une même boucle, toutes les composantes du jeu interagissent et stimulent la création et les interactions sociales des participants autour de la table dans une direction commune, la fiction et les mécaniques s’alimentent mutuellement, la boucle est bouclée.
Les Médiations (les Caractéristiques du jeu) orientent la manière de résoudre des Problèmes en proposant au joueur d’employer des moyens créatifs, sages, intellectuels, etc. Techniquement, ils ne suffisent pas à inciter les joueurs à limiter la violence, et certaines formes de violence peuvent parfois se révéler justifiées. Mais conjuguées à l’incitation à l’altruisme, au fait que les Médiums ne sont pas affectés eux-mêmes par les Problèmes et qu’ils doivent rétablir l’équilibre entre humains et nature/surnaturel encourage les joueurs à agir à la façon de sages érudits, et donc sans utiliser de méthodes guerrières.
La limite des hacks du jeu tient au fait que les Médiums sont intouchables, que la résolution ne fonctionne pas par action/réaction, mais sur la découverte progressive des problèmes et des moyens de les résoudre, et que les problèmes et les Médiations les poussent à se comporter comme des médiateurs.
Enfin, un petit nombre de conseils permet de faciliter l’appréhension du jeu dans le sens de sa démarche globale, comme par exemple : “Ne nommez pas, décrivez”, “Prenez le temps d’apprécier les silences”, “Personne ne doit planifier l’histoire”, etc.
Le Vide Fertile dans Prosopopée
L’ensemble des éléments du jeu que je viens de décrire (et d’autres encore) créent les conditions et incitent à la contemplation, à la poésie. Les parties ressemblent souvent à un rêve éveillé collectif. C’est le Vide Fertile, qui est le produit de l’ensemble des composantes du jeu et de son impact sur les processus créatifs et sociaux.
→ Les Médiums doivent découvrir les Problèmes entre humains et la nature/le surnaturel
→ Personne ne sait rien de ce que l’on va trouver, ni de l’histoire (il ne faut pas planifier l’histoire)
→ Les dés d’Offrande et de Problèmes donnent un temps de jeu lent et contemplatif, ainsi qu’une structure organique à l’histoire : ils créent de l’incertitude quant à l’évolution de l’histoire, à l’émergence des Problèmes et de comment elle va se résoudre, et en cas d’échec, les Problèmes peuvent changer et échapper aux joueurs
→ On ne peut jamais échouer (sauf abandon collectif) ce qui inhibe les enjeux de défi et de compétition
→ Les dés d’Offrande permettent de communiquer silencieusement sur la direction qui plaît au groupe, ce qui facilite la constitution d’un canon commun
→ Ce qui incite à respecter le canon, c’est le fait de construire sur ce que les autres ont dit
→ Les dés de Problèmes permettent d’établir ce qui compte vraiment pour l’intrigue et de valoriser les apports des autres
→ Ils créent également une résistance sur des éléments de la fiction, qui ne peut être rompue qu’en lançant les dés (ce qui fait boucler l’Économie du jeu)
→ Les Problèmes n’affectent pas les Médiums, ils sont centrés sur les communautés humaines et sur la nature/le surnaturel, les joueurs peuvent donc se montrer altruistes
→ Les Médiations orientent les résolutions de Problèmes dans des directions autres que le combat ou la violence
→ Le large partage de Responsabilités permet de conjuguer la créativité des participants et d’ouvrir de grands espaces de créativité
→ Les joueurs ont toute latitude pour inventer la culture de leurs Médiums et les rendre “sages” de toutes les manière qu’ils désirent
→ Les enjeux de défi et de se positionner par rapport au bien et au mal sont inhibés, l’Exploration au sens de Ron Edwards peut être la priorité des parties
→ Les conseils facilitent une manière de jouer en accord avec le reste
Voilà donc toutes les incitations à l’œuvre dans le jeu (j’ai omis les mineures). Elles convergent toutes pour construire une démarche solide.
Si l’on voulait produire le même effet par une incitation directe, il faudrait donner une injonction au joueur de type : si vous dites quelque chose de poétique/contemplatif/qui contribue au rêve éveillé, vous gagnez un bonus ! Or, les dés d’Offrande ne font pas une telle chose, ils guident le jeu et permettent de valoriser les joueurs qui séduisent le plus les autres (ce qui est déjà la démarche du jeu, même si on enlève les dés d’Offrande, ils ne font que la renforcer), sans influencer le contenu de leurs contributions.
Du coup, les joueurs se trouveraient dans un effort créatif OuLiPien, mais une telle approche met le joueur en situation de performance et cela tend à rompre toute causalité avec les enjeux fictionnels et les intérêts de son personnage (ce que Prosopopée préserve au contraire). Typiquement, ce type d’incitations est inapproprié pour de l’incitation directe si l’on veut obtenir un minimum de nuance, de spontanéité et de fraîcheur. Mieux vaut créer les bonnes conditions, faciliter et renforcer une certaine forme de jeu que donner des injonctions.
Le Vide Fertile consiste à réinsérer les incitations dans une structure organique et en symbiose avec les enjeux de la fiction, en faire une dynamique plutôt que des panneaux indicateurs.
Conclusions
Le Vide Fertile est le contraire de forcer les joueurs à aller dans un sens donné. Il tire partie des potentialités du jeu en matière de choix et de créativité. Le jeu fournit un terreau dans lequel les joueurs puisent, le cadre dans lequel ils peuvent éprouver pleinement leur liberté et ils sont encouragés à créer dans des directions bénéfiques pour le jeu et pour la fiction.
Les éléments du système doivent être conçus en convergence et pour le groupe de joueurs (MJ compris). Tous les jeux possèdent des espaces blancs laissés aux joueurs et au MJ, mais beaucoup ne les transforment pas en une dynamique créative et sociale.
C’est quand le jeu vous fait faire des choses qui vous surprennent vous-mêmes, quand vous avez le sentiment qu’il se produit plus que ce que chacun pourrait apporter individuellement (la conjugaison des cerveaux et du système) que l’on peut parler de Vide Fertile fort.
VAMPIRES, a postmodern roleplaying game, de Victor Gijsbers, donne un exemple d’injonction tuant le Vide Fertile. Un joueur est exhorté à agir avec cruauté dans des scènes prévues à cet effet et les autres jugent le niveau de sa performance (d’autres scènes mettent en jeu des conflits entre vampires). D’une part, l’effort se dissocie des intérêts fictionnels du personnage, les joueurs se trouvent en situation de performance pure pour mettre les autres joueurs mal à l’aise.
Les descriptions peuvent être intenses, mais la motivation des joueurs et la raison pour laquelle on va commettre des actes de cruauté est externe à la fiction : c’est la mécanique qui nous le demande et la qualité de la performance est le fait du joueur et non du jeu, qui se contente de renforcer sa créativité, sans donner le terreau et sans inscrire ces actes dans une causalité d’actions et de décisions qui permettraient de leur donner du sens en faisant de toute cette cruauté l’aboutissement des décisions du joueur. C’est un cas typique où le jeu cherche à créer une motivation, plutôt que de renforcer une motivation déjà existante. Sur la durée, ces scènes finissent par paraître forcées, artificielles, vides de sens.
Dans VAMPIRES, l’incitation devient purement mécanique et détachée des enjeux fictionnels. OK, la cruauté des vampires est leur façon de se nourrir (en gorgeant une réserve de dés) et le but du jeu est de nous pousser à l’inhumanité. Mais cette inhumanité demeure artificielle. Difficile de s’y engager si ce n’est pas le fruit d’un engrenage progressif ou une légitimation par des choix personnels, mais une pure contrainte mécanique. Si on ne le fait pas, notre personnage n’aura pas les moyens de rivaliser avec les autres vampires, donc la boucle de l’Économie du jeu existe et fonctionne, mais elle est mécanique et non organique et étouffe le Vide Fertile.
Certains jeux possèdent du contenu, des règles et des techniques qui s’éparpillent dans plusieurs directions (Cf. Vampire la mascarade, à ne pas confondre avec VAMPIRES, a postmodern roleplaying game dont je viens de parler), d’autres les mettent ensemble en les laissant flotter conjointement sans générer d’interactions fertiles entre elles (Cf. L’Appel de Cthulhu). Le Vide Fertile ne peut exister que si l’ensemble des composantes du jeu convergent et bouclent pour produire une spirale créative et sociale positive. De plus, quand un scénario prévoit trop l’histoire, il remplit le Vide Fertile à l’avance et ne permet pas aux joueurs de se l’approprier.
Dans le schéma de Vincent Baker, l’Économie est la roue et le Vide Fertile est la spirale en son centre, générée par son mouvement.
Tout se joue au niveau préalable au moment où les joueurs (MJ compris) prennent des décisions : l’ensemble des choses en jeu comptent dans ces moments particuliers, la façon dont ils pèsent, orientent, stimulent, créent des tensions, rendent certaines choses possibles, rendent intéressantes, éliminent les options parasites, facilitent, renforcent, créent une émulation, ouvrent et resserrent les possibilités…
Une fiction de faible intérêt (si on la retranscrivait fidèlement après la partie) peut être issue d’une partie de jeu de rôle formidable, car les faits fictionnels énoncés ne retranscrivent jamais la totalité de ce qu’il se passe dans le processus de décision d’un joueur et de l’influence que ses camarades et le système ont dessus, ce que Romaric Briand nomme le Maelstrom12.
Ni le Maelstrom, ni le Vide Fertile ne sont accessibles lorsqu’on assiste à une partie sans y prendre part ou lorsqu’on lit une retranscription de sa fiction. Et ce sont pourtant les deux choses les plus importantes de toute partie de jeu de rôle.
Le Vide Fertile est aussi la raison pour laquelle on ne peut pas juger correctement un jeu de rôle à la lecture de son manuel. Il est impossible de saisir la façon dont ses composantes mises ensemble produiront un Vide Fertile, ni s’il sera fort ou non.
Quand vous écrivez un jeu, le Vide Fertile est tout ce qui compte, la raison pour laquelle vous créez des règles, des techniques et du contenu. Il n’y a pas de recette pour construire un jeu produisant un Vide Fertile fort. Le but de cet article est de le mettre en évidence. Mon meilleur conseil à présent : jouez à des jeux à Vide Fertile fort. Réfléchissez à la façon dont ils le produisent et pourquoi certaines choses émergent fréquemment dans la pratique de certains jeux alors qu’aucune mécanique n’en porte le nom !
Le sujet est immense, et je vous invite à en discuter ici-même. Posez-moi des questions, parlez-nous de vos propres expériences de Vides Fertiles, approfondissons la question, aidons ceux que cela intéresse à consolider le Vide Fertile produit par leurs jeux.
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2 L’Économie, “Currency” en anglais, est expliquée plus en détail dans cet article de Vincent Baker (en anglais) : http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/497 et sur le Provisional Glossary (en anglais) : http://indie–rpgs.com/_articles/glossary.html
Vous trouverez à l’adresse suivante un schéma de l’Économie de Poison’d de Vincent Baker (en anglais) : https://docs.google.com/drawings/pub?id=1AoKhvMN3Nz9rCsbwjzTukWFuavnu5b4b1D6F7oX–I84&w=960&h=720
3 Ce concept est présenté par Vincent Baker sous la forme d’un schéma précédant une discussion passionnante (en anglais) : http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/119
4 Le système, selon Vincent Baker, est la façon dont on se met d’accord pour prendre des décisions dans la fiction. Cela comprend l’ensemble des règles véritablement utilisées, les techniques habituelles du groupe et celles employées ad hoc. Ainsi, la présence d’un scénario, sa structure, le partage de la narration etc. font partie du système. Voir la définition du Provisional Glossary (en anglais) : http://indie–rpgs.com/_articles/glossary.html
5 Dan Maruschak identifie ce phénomène comme une différence de “distance psychologique”, d’après les théories des psychologues Yaacov Trope et Nira Liberman (en anglais) : http://www.danmaruschak.com/blog/2013/06/28/forests–trees–and–rpgs/
6 Voir la résistance asymétrique Négociation/Chantage dans l’article suivant : http://www.limbicsystemsjdr.com/la–resistance–asymetrique/
7 Toujours à propos de l’Économie : alors qu’une mécanique pourra sembler adaptée pour un jeu donné et renforcer sa dynamique, elle peut s’avérer un frein pour un autre, voire se trouver inadaptée. Le principe fondamental pour obtenir une Économie forte est de considérer l’influence de chaque mécanique sur les autres comme une roue qui tourne sous l’impulsion des joueurs et qui peut s’avérer un cercle vertueux et/ou vicieux, conduisant l’histoire et les personnages vers leur accomplissement ou vers leur perte ; avec dans certains jeux un grand dégradé de nuances entre ces deux issues possibles et dans d’autres un seul type de dénouement possible.
Voir l’article Les niveaux d’un système : http://www.limbicsystemsjdr.com/les–niveaux–dun–systeme/
8 Pour plus d’explications sur la différence entre partage de Responsabilités serré ou large, écouter le podcast Responsabilités, Positionnement et Machines à saucisse : http://www.lacellule.net/2014/05/podcast–jdr–responsabilite.html
ou lire son résumé : http://www.limbicsystemsjdr.com/podcast–tout–jeu–de–role–partage–la–narration/
9 Observation de Benoît “Yglirin” dans le fil [On mighty Thews] Narration partagée et prévisions sur le forum Silentdrift : http://www.silentdrift.net/forum/viewtopic.php?f=19&t=2656#p21629
10 Pour un développement de ce point, lire Partage de narration, exemple : les sages de Prosopopée : http://www.limbicsystemsjdr.com/partage–de–narration–exemple–les–sages–de–prosopopee/
11 Le canon d’une partie de jeu de rôle est le cadre selon lequel les participants définissent ce qui est acceptable dans les propositions des participants : ce qui correspond au genre (au sens large) de la fiction que l’on crée ensemble. Ce cadre n’est jamais parfaitement rigide et l’exploration de ses limites peut participer au plaisir de jeu. Pour plus d’explications, voir l’article Comprendre le simulationnisme à travers Prosopopée : http://www.limbicsystemsjdr.com/comprendre–le–simulationnisme–a–travers–prosopopee/
12 Romaric Briand, Le Maelstrom (2014), chapitre Le Maelstrom, p.239 à 289.
Récemment, des amis et joueurs de Prosopopée m’ont fait remarquer que le livre n’était pas clair au sujet de deux cas de figure, voici mes conseils.
1) Que faire en cas de réussite partielle, quand on vient de résoudre le dernier dé de Problème et qu’il n’y en a pas d’autres à modifier ? (Question posée par Mélanie et Morgane).
Il faut considérer la réussite partielle comme une réussite parfaite. Comme il n’y a pas d’autres dés, inutile d’ajouter des conséquences indésirables. Vous pouvez terminer la partie.
2) Que faire quand personne n’arrive à résoudre les Problèmes et que la partie s’enlise, notamment quand on a perdu tous nos dés et qu’il reste de nombreux problèmes ? (Question posée par Jérôme (Schultz)).
Intégrez une révélation ou un événement de taille, pour renverser le cours de la partie, de manière à relancer l’imagination des participants, par exemple : un autre monde dissimulé sous les apparences, certains personnages ne sont pas ce que l’on croit, le village se transforme, etc. Un changement ou une découverte majeure peut relancer la partie.
Ou bien n’hésitez pas à stopper la partie si vous n’avez plus l’envie ou l’inspiration pour poursuivre : racontez un épilogue dans lequel vous expliquez pourquoi, malgré les efforts des Médiums et des autres personnages, le Déséquilibre ne peut être résolu dans ce lieu.
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Si vous rencontrez d’autres cas de figure non couverts par le livre, laissez-moi un commentaire.
J’écris à présent pour la revue d’art l’Intermède. Voici, mon premier article, à propos de l’interactivité infinie du jeu de rôle. J’espère qu’il vous plaira :
Récits en fractale
La situation initiale d’une histoire pose une question et les actes du ou des protagonistes y répondent.
On observe 3 grandes questions particulièrement fréquentes, aussi bien au cinéma qu’en littérature:
- Le protagoniste atteindra-t-il son objectif ?
- Quel prix devra payer le protagoniste pour atteindre son objectif ? et le paiera-t-il ?
- On sait que le protagoniste atteindra – ou non – son objectif, comment cela se produira-t-il ?
Chacune de ces questions oriente l’histoire à sa façon :
1. Le protagoniste atteindra-t-il son objectif ?
L’enjeu principal de ce type d’histoire repose sur l’incertitude de l’accomplissement de l’objectif du ou des protagonistes. Cela signifie que l’échec comme le succès de l’entreprise sont des options valables et intéressantes et que le spectateur n’a jamais d’indices francs sur qui gagnera à la fin.
Ce type d’histoire se centre sur la qualité des moyens déployés par le ou les protagonistes et leurs adversaires.
Les obstacles et adversaires rencontrés tout au long de l’histoire mettent en péril les chances de succès du protagoniste, en l’affaiblissant, en déjouant ses plans, en anéantissant ses chances, en menaçant de révéler son identité, etc.
Les personnages ne démordent pas de leurs positions et de leurs objectifs. Il n’y a pas de place pour la remise en question, sauf éventuellement pour le perdant une fois que le combat est fini.
Le spectateur peut devenir supporter du protagoniste ou de son adversaire. Parfois il n’est pas aisé de déterminer lequel des deux est le véritable protagoniste, auquel cas le spectateur est libre de soutenir celui qu’il veut.
2. Quel prix devra payer le protagoniste pour atteindre son objectif ? et le paiera-t-il ?
Rien n’est sans conséquences, le ou les protagonistes devront souvent sacrifier quelque chose ou payer le prix pour obtenir ce qu’ils souhaitent, c’est à dire mettre à mal des choses qui comptent pour eux. À la fin, le prix à payer sera la condition pour atteindre l’objectif final. Toutes les choses commises ou perdues au cours de l’histoire sont généralement une part importante du prix à payer.
Chaque décision prise par le protagoniste est révélatrice de sa moralité qui n’est pas figée, mais se dévoile et peut évoluer tout au long de l’histoire : sacrifier un proche pour sauver le monde, se sacrifier pour protéger ses proches, transgresser une croyance pour préserver son amour, outrepasser des règles pour défendre une idée…
Chaque obstacle ou adversaire est une occasion pour le protagoniste de reconsidérer son objectif final et sa façon d’agir. Les alliés et plus largement les relations du protagonistes sont souvent eux-même des adversaires, car ils peuvent s’opposer à certaines de ses actions, ou la critiquer, pour l’amener à reconsidérer sa position sous un autre angle. Et ce, y compris lorsqu’ils le soutiennent. Ils imposent des contraintes au personnage, parfois même la contrainte de devoir réussir. Son évolution morale donnera tout son sens à sa décision finale.
Les notions de bien ou de mal sont très floues dans ce type d’histoire. Les situations sont suffisamment ambivalentes pour qu’il n’existe pas de solution parfaite. Tous types de fins sont envisageables, tout particulièrement celles qui ne sont pas vraiment bonnes ou mauvaises.
Chaque spectateur est souvent amené à porter un jugement très personnel sur chaque personnage, compte tenu de ses actes.
3. On sait que le protagoniste atteindra – ou non – son objectif, comment cela se produira-t-il ?
L’histoire trahit le fait que le protagoniste atteindra ou n’atteindra pas son objectif. Soit en l’annonçant au début, parfois même dans le titre. Soit parce que le genre de l’histoire est en lui-même révélateur de son issue : bien-pensant, naïf, propagandiste, enfantin, ou au contraire désespéré, nihiliste, etc.
Le ou les protagonistes doivent trouver la clef pour atteindre cette fin promise, ou sont tout simplement pris dans quelque chose qui les dépasse. Ce qui compte, c’est comment ils vont atteindre cette fin, quelle en est la raison.
Les obstacles et adversaires poussent le protagoniste vers la mauvaise voie, mais c’est également eux qui lui offrent l’opportunité de suivre le bon chemin. Dans les histoires où le protagoniste atteindra son objectif, il parviendra à suivre le bon chemin. Dans les histoires où le protagoniste ne l’atteindra pas, il n’y parvient pas.
Ce genre d’histoires sont structurées autour du fait que certaines choses ne peuvent pas arriver : la mort de tous les héros en plein milieu de l’histoire, par exemple, s’ils sont censés réussir.
Dans les histoires ou l’objectif est atteint, le protagoniste suivra le bon chemin ou il apprendra à le faire.
Dans les histoires où l’objectif n’est pas atteint, le protagoniste est condamné, car il représente la mauvaise voie et il ne saura pas changer.
Le spectateur suit le protagoniste vainqueur pour célébrer ce qu’il incarne, les valeurs qu’il représente.
Quand le protagoniste est condamné, sa mésaventure peut fonctionner comme une punition méritée.
Certaines histoires échappent à cette classification :
- Quand l’objectif du protagoniste n’est pas clair ou change au cours de l’histoire.
- Quand l’identité du protagoniste n’est pas claire ou change au cours de l’histoire.
- Certains genres, comme la tragédie grecque où certaines formes d’avant-garde échappent également à cette classification.
Dans ce cas, la question dramatique peut s’avérer plus complexe ou ambiguë. Ce n’est pas un modèle qui vise à couvrir tous les cas de figure, seulement les plus courants.
Chaque personnage d’une histoire représente une idée, défend une cause. La question dramatique est une mise à l’épreuve de ces valeurs via le conflits auxquels ils vont devoir faire face.
1. Atteindre son objectif : les valeurs antagonistes.
Chaque personnage représente des valeurs, par exemple :
Dans Death Note de Tsugumi Ōba et Takeshi Obata, Raito cherche à rendre le monde meilleur en le débarrassant des criminels. L quant à lui traque Raito au nom de la justice, l’histoire est un jeu du chat et de la souris sophistiqué. L’idéal d’un monde sans criminalité de Raito se heurte au sens de la justice de L. Beaucoup rapprochent la position de Raito comme pro-peine de mort, et celle de L anti-peine de mort. Dans Death Note, il est assez difficile de dire qui va gagner, voire qui mériterait vraiment de gagner.
Dans le Cycle des Princes d’Ambre de Roger Zelazny, Corwin mène une lutte contre certains de ses frères et soeurs pour découvrir qui veut sa mort. La vérité est toujours plus compliquée qu’il ne semble et entre trahisons et tromperies, les intérêts des différents princes et princesses se croisent, certains cherchant le pouvoir jusqu’à la folie, d’autres défendant un certain sens de l’honneur, et on ne sait jamais comment va aboutir la quête de la vérité du protagoniste, ni même s’il s’en sortira.
Pour que cette question dramatique soit opérante, il faut que les 2 fins, victoire et échec, soient possibles et intéressantes et donc que les camps adverses défendent des valeurs suffisamment complexes et étayées. Le vainqueur du conflit détermine quelle valeur est supérieure.
2. Le prix à payer : aucune valeur n’est fondamentalement bonne ou mauvaise.
Chaque décision importante prise par un personnage impliquant un sacrifice, dévoile une partie de ses valeurs. Le prix à payer n’est-il parfois pas pire qu’abandonner ?
Dans Breaking Bad de Vince Gilligan, Walter White est sans cesse tiraillé entre les dangers de sa vie de fabriquant de méthamphétamine, et la protection de sa famille. Parfois ses actes témoignent d’une forme d’altruisme, d’autres sont bien plus controversés, voire terrifiants et machiavéliques. Le protagoniste va subir des changements importants, entre le brave prof de chimie et le monstre froid et calculateur.
Dans True Blood, série d’Alan Ball (d’après les romans La Communauté du Sud de Charlaine Harris), les protagonistes sont capables de commettre le pire malgré les meilleures intentions du monde. Rien n’est jamais tout blanc ou tout noir, les vampires peuvent avoir bon fond malgré leur absence (relative) d’humanité et les humains peuvent commettre de véritables atrocités au nom de grandes valeurs. Chacun fait du mieux qu’il peut, même si ce mieux peut parfois les conduire à s’enfoncer dans une merde noire. Certains peuvent paraître niais, crétins, horriblement manipulateurs ou ignobles, mais tous évoluent, voire changent en profondeur au fil de la série.
3. Comment atteindre la fin prévue : la bonne ou la mauvaise valeur conduit à la fin qu’elle mérite.
Le protagoniste atteint son objectif parce qu’il défend la bonne valeur.
Ou bien le protagoniste n’atteint pas son objectif parce qu’il défend la mauvaise valeur.
Ces deux cas de figure sont souvent conjoints, lorsque le deuxième personnage est l’antagoniste.
Dans Bilbo le Hobbit de J.R.R. Tolkien, le fait qu’il s’agit (à l’origine) d’un livre pour enfant et le genre même du voyage initiatique induisent que la fin sera un happy-end pour le héros. Le titre original lui-même (The Hobbit, or There and Back Again) indique que le héros rentrera chez lui à la fin du voyage. Bilbo, personnage plutôt bourgeois et casanier, parviendra à accomplir sa quête en apprenant à se servir de son intellect. Il incarne donc à la fois l’idée que l’intellect prime sur la force brute et que de petites personnes insignifiantes peuvent faire des miracles s’ils sortent de leur routine.
Dans One Piece de Eiichirô Oda, l’épopée optimiste et le genre du voyage initiatique induisent que le héros atteindra son but. Le but est d’ailleurs répété inlassablement : “devenir le roi des pirates” et les héros finissent toujours par gagner contre leurs adversaires après de nombreuses péripéties. Le héros Luffy représente une certaine forme de pureté morale, d’optimisme débordant, de fraternité, de justice, et de naïveté. Ses ennemis sont fréquemment dévorés par la cupidité, l’orgueil, la vengeance, la cruauté et le héros et ses amis leur mettent une bonne raclée punitive à la fin de chaque arc narratif.
Les héros gagnent parce qu’ils incarnent les bonnes valeurs. Leurs ennemis perdent parce qu’ils incarnent les mauvaises valeurs.
Quand on tente d’imaginer une fin négative à ce type d’histoire, on se rend compte qu’elle n’aurait pas de sens : et si Bilbo se faisait dévorer par Smaug ? Quelle serait la morale ? Et si Luffy se faisait exécuter par la marine ? Pourquoi nous montrer des héros triomphants porteur de bonnes valeurs pour qu’ils finissent comme ça et faire triompher les enfoirés ou les créatures maléfiques d’en face qui n’ont pas l’once d’une vertu ?
Note : Je n’ai pas d’exemple en tête où le protagoniste perd à la fin dans ce type d’histoires, à part Minus et Cortex, le cartoon de Tom Ruegger, ce qui me permet de confirmer l’existence de ce type de structure. Si vous en trouvez d’autres, merci de les noter dans les commentaires.
L’hérédité ludique du jeu de rôle tend à le pousser vers “le protagoniste atteindra-t-il son objectif ?”. Beaucoup de rôlistes que je rencontre peinent à envisager des alternatives.
Or il en existe de nombreux exemples de jeux qui épousent les différentes questions dramatiques brillamment, en voici quelques uns :
1. Le PJ atteindra-t-il son objectif ?
En jeu de rôle, cela signifie que le jeu ou le scénario est conçu pour que l’échec comme le succès soit possible et intéressant. Et qu’aucun des deux cas de figure ne soit prévu à l’avance.
Monostatos de Fabien Hildwein propose de jouer des héros en lutte contre un Culte omniprésent. Quand le joueur a dépensé son troisième point de Désir dans le but de progresser vers son objectif de la partie, il le réalise, ce qui équivaut à une victoire. S’il obtient 2 Affaiblissements non soignés, avant d’atteindre son objectif, il se soumet au Culte de Monostatos, ce qui équivaut à une défaite. Il est rare que la soumission se produise, compte tenu des moyens dont disposent les joueurs pour l’éviter. Mais le risque existe tout de même.
En terme de valeurs, les PJ représentent la liberté créatrice, ils sont subversifs, ils sont flamboyants. Le Culte représente le confort, l’apathie et la sécurité, l’aliénation consentie. La soumission d’un PJ au Culte est synonyme d’échec. S’imposer au Culte, le pervertir, le faire reculer, l’écraser est synonyme de victoire.
2. Quel prix devra payer le PJ pour atteindre son objectif ? et le paiera-t-il ?
En jeu de rôle, cela signifie que le jeu ou le scénario est conçu pour que le joueur soit incité à faire des sacrifices pour obtenir ce qu’il souhaite et pour que les notions de bien et de mal soient floues.
Dans Apocalypse World de Vincent Baker, le monde est bourré de pénuries, il n’y a pas de gentils et de méchants, chacun s’en sort du mieux qu’il peut, souvent au détriment de quelqu’un d’autre. Quand le joueur lance les dés, s’il n’obtient pas 10+, il doit faire des concessions : “j’obtiens ce que je prends par la force, mais l’autre me tire une balle dans la jambe”. Les joueurs doivent donc souvent choisir entre infliger une injustice ou en subir une à la place. Il n’y a pas d’issue prévue à l’histoire et la fin peut tout à fait être en demi-teinte.
En terme de valeurs, les notions de bien et de mal sont floues et les situations de nécessité et la violence ambiante chamboulent nos repères à ce sujet. Les PJ doivent fréquemment payer le prix ou faire payer le prix de leurs actions. Ils peuvent être de vrais salauds ou avoir quelque chose à défendre : un ami, un membre de la famille, leur honneur, etc. Les joueurs ont toujours le choix, mais c’est souvent entre la peste et le choléra.
3. On sait que le PJ atteindra – ou non – son objectif, comment cela se produira-t-il ?
Certains scénarios avec une fin prévue à l’avance suivent cette question dramatique. Cela fonctionne si les joueurs acceptent de suivre le fil rouge (participationnisme) ou si le MJ les manipule discrètement pour les y amener (illusionnisme).
Dans mon jeu Prosopopée, il n’y a pas de scénario. Au fil de la partie, les joueurs déterminent les problèmes du lieu qu’ils explorent et récoltent des ressources (sous forme de dés) pour pouvoir les résoudre quand ils en auront suffisamment. Peu importe le temps que ça prendra, les joueurs finiront toujours par les résoudre, mais on ne sait pas comment, ni lequel d’entre-eux y parviendra. Quand un joueur échoue, cela signifie que les dés ont décidé que sa manière de faire ou l’origine du problème n’est pas bonne, il faudra en trouver une autre. Les joueurs continuent donc jusqu’à ce que l’un d’eux (ou plusieurs d’entre-eux) y parviennent et établissent donc la manière de résoudre et l’origine adaptées au problème.
En terme de valeurs, les PJ cherchent à rétablir l’équilibre du monde. Ils aident les humains à résoudre leurs problèmes avec la nature et les esprits, nés de leur incompréhension de l’ordre du monde. Ils y arriveront parce qu’ils représentent les valeurs véritables d’altruisme, de désintéressement, d’abnégation, de respect et de compréhension de la nature et du monde des esprits.
Ces 3 questions dramatiques m’aident beaucoup à concevoir mes jeux : garder à l’esprit qu’il existe différentes structures narratives m’a beaucoup aidé, par exemple lors de l’écriture de Prosopopée, en observant que les épisodes de Mushishi, mon inspiration principale, se terminaient toujours par une résolution du problème (à un épisode près).
De la même manière, si je voulais jouer un voyage initiatique à la manière de Bilbo le hobbit, je ferais en sorte qu’il suive une structure de type 3. On sait que le protagoniste atteindra son objectif, comment cela se produira-t-il ? la fin sera une victoire des héros, on doit le pressentir rapidement. Je bâtirais une mécanique de jeu qui permettrait à l’histoire de toujours rebondir en créant des péripéties sans menacer la fin prévue (comme c’est le cas dans Prosopopée), notamment en empêchant la mort soudaine et non héroïque d’un PJ. Je placerais les valeurs qui me semblent centrales dans cette histoire (voir plus haut) comme élément du système.
Si je voulais jouer une histoire à la façon de Breaking Bad, je choisirais une structure de type 2. Quel prix devra payer le protagoniste pour atteindre son objectif ? et le paiera-t-il ? Mais si j’en ai envie, je pourrais également jouer dans un contexte proche de Breaking Bad avec n’importe quel autre des deux types de structures. Mais dans ce cas, il faudra m’attendre à ce que les histoires ne ressemblent pas tout à fait à celle de la série.
Ce qui compte, c’est que je perçois plusieurs structures à présent, possédant toutes un grand potentiel, et que je peux donc diversifier mes expériences et mes approches de conception de jeu (et d’écriture de scénario).
Pour chaque projet de JdR, je me demande quelle est la question dramatique que je veux explorer et comment structurer le jeu pour le faire au mieux. J’espère que ça vous sera utile autant qu’à moi.
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Avez-vous des questions ou des commentaires ?
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Quelques lectures à l’origine de ma réflexion :
- John Truby, Anatomie du scénario, Nouveau Monde Éditions (2010)
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Vincent Jouve, L’effet personnage dans le roman, Presses universitaires de France (1998)
En ce moment, je cogite à mes expériences rôlistes passées, notamment celles où l’on jouait avec scénario. J’ai un lointain projet qui devrait, si je ne fais pas fausse route, tirer parti de ces quelques réflexions.
Scénario : Pour rappel, ce que j’appelle un scénario, c’est une préparation préalable à la partie qui prévoit des situations et des événements qui s’imposeront au déroulement de l’histoire jouée. Autrement dit, des points de passage obligés. Prévoir la fin de l’histoire (ou plusieurs fins possibles) entre dans cette définition.
Rappel : je ne considère pas la méthode de préparation de Dogs in the Vineyard comme un scénario : tout ce qui est écrit s’est déjà passé quand les PJ arrivent dans le village. On ne prévoit donc jamais ce qu’il va arriver pendant la partie, ni comment ça doit arriver.
Dirigisme : J’appelle dirigisme toute préparation préalable qui nécessite de passer en force (voir la définition de Force dans le Provisonal glossary), c’est-à-dire, de faire prévaloir les événements scénaristiques aux décisions des joueurs et à leur capacité d’influer sur l’évolution de l’histoire. Ma définition du dirigisme est probablement plus large que celles communément admises : je cherche à supprimer au maximum le passage en force.
Participationnisme : Le sujet de cet article est de la façon d’optimiser une pratique participationniste, c’est-à-dire, une pratique où l’histoire est prévue à l’avance et les joueurs le savent et agissent dans la direction du scénario autant que possible.
Je distingue participationnisme de dirigisme, car le second n’est qu’une dérive du premier. Il est, je pense, possible d’écrire des scénarios avec des situations prévues à l’avance, sans devoir passer en force. C’est de cela que j’aimerais discuter aujourd’hui.
Le participationnisme se distingue de l’illusionnisme, car le MJ ne cherche pas à tromper les joueurs sur ce qu’il se passe vraiment.
Voici mes pistes sur la façon dont un scénario préservera au maximum le MJ de devoir passer en force :
- Le scénario ne prévoit jamais de solutions aux problèmes qu’il pose. Prévoir les solutions tend à prédéterminer quelles décisions des joueurs sont valables. C’est une entrave à la liberté et à l’importance des décisions des joueurs.
- Le MJ ne prend le contrôle sur l’histoire que dans les interstices (les ellipses, par exemple), c’est l’endroit où il peut introduire de nouvelles situations prévues à l’avance. En ne prenant le contrôle de l’histoire que dans les ellipses, il laisse les joueurs libres de leurs mouvements le reste du temps.
- Il ne présume jamais de l’endroit où les joueurs doivent aller, ni de ce qu’ils doivent faire. De cette façon, il est libre de faire progresser l’intrigue quelles que soient les décisions des joueurs.
- Les PJ doivent être construits de telle manière que suivre le scénario pour le joueur est en adéquation avec le fait de défendre les intérêts de son personnage (éviter la fameuse dichotomie du joueur qui veut jouer son perso de manière cohérente, mais cela le ferait sortir du scénar). De cette manière, suivre le scénar devient plus naturel pour les joueurs.
- Quand il impose une situation aux PJ, il doit se servir de leurs obligations, contraintes et devoirs légitimes pour les mettre en scène, de façon à ne jamais prendre de décisions à leur place.
- Le MJ doit abandonner toute idée de manipulation des joueurs pour les amener à un effet de surprise du type « Hahaha, je vous ai bien eus ! » car cela le conduirait probablement à de l’illusionnisme, ce qui nécessite fréquemment de passer en force pour être sûr de ne pas gâcher son scénario.
Le MJ peut donc écrire un scénario, avec des événements spontanés et même prévoir une ou plusieurs fins. S’il respecte tous ces points, je pense qu’il peut éviter tout dirigisme.
La solution qui vient à l’esprit, quand on parle de faire passer en force le scénario, c’est de ne pas hésiter à laisser tomber le scénar pour suivre les envies des joueurs. Cette solution ne m’intéresse pas. Si je veux suivre les joueurs en les laissant conduire l’histoire, une préparation telle que celle de Dogs in the Vineyard ou un jeu comme Apocalypse World font très bien l’affaire. Si j’écris un scénario dont je suis fier, je veux pouvoir le faire découvrir jusqu’au bout, sans quoi, je joue sans.
Exemple : Ma campagne Intrigues à Poudlard.
Certaines parties de ma campagne Intrigues à Poudlard se sont pas mal rapprochées de cette forme de participationnisme non dirigiste, sans toutefois l’atteindre vraiment.
Mon diagnostic :
- Quand j’ai tout simplement arrêté de prévoir les solutions aux problèmes du scénario (on lance les dés pour voir si ça marche et on s’en remet au résultat), les décisions des joueurs prenaient de l’importance, comptaient vraiment.
- Comme les personnages sont à Poudlard et que chaque partie équivaut à une année scolaire, les ellipses étaient nombreuses et il m’arrivait fréquemment de prendre la main sur l’histoire durant les ellipses. Les joueurs étaient parfaitement libres de leurs mouvements le reste du temps. Quand ils résolvaient (positivement ou négativement) un problème, je cadrais une ellipse pour introduire la prochaine situation (les situations étaient organisées chronologiquement au long de l’année scolaire).
- Pour ce qui est de ne jamais présumer de ce que doivent faire les joueurs, c’est une des choses que j’ai eu le plus de mal à éviter, mais j’ai eu depuis le loisir de découvrir d’autres façons de faire : il suffit de ne pas décider comment les joueurs obtiendront les indices et révélations, mais seulement d’en préciser le contenu (par exemple : « le professeur Slughorn rôde la nuit dans les couloirs », plutôt que « le professeur Slughorn est passé à 2h30 dans le couloir de l’aile nord, il a frappé au bureau d’Albus Dumbledore à 3h00 ») et de ne pas déterminer ni de quelle façon les joueurs vont les découvrir, ni la manière dont ils doivent s’y prendre.
- Pour ce qui est de « suivre le scénar soit en adéquation avec les intérêts des PJ », ça m’a également posé problème dans cette campagne avec notamment des joueurs qui ne suivaient pas le fil rouge pour des prétextes de « cohérence avec leur personnage », mais pour le palier, il suffit de poser quelques contraintes à la création des personnages, par exemple : les PJ sont très curieux (comme dans le film), ils ne se laissent pas impressionner par les interdits et les dangers, ils sont courageux, voire téméraires et ils vont toujours fourrer le nez là où ça sent mauvais, quitte à se mettre en danger. C’est une forme de contrat entre joueurs et MJ qui nécessite généralement d’abandonner tous les PJ craintifs, peureux, parano, pour jouer plutôt sur la curiosité, la transgression des règles, etc. Il est également utile de mettre l’accent sur les relations entre élèves, élèves et professeurs, voire avec la famille.
- Poudlard est un cadre parfait pour les obligations, contraintes et devoirs, les personnages vivant en pension dans une école isolée, ils font beaucoup de choses que leur statut d’étudiants en école de magie impose au quotidien : je pouvais cadrer mes scènes sur un cours, sur un moment dans le dortoir, au réfectoire, en récréation, dans le club extrascolaire d’un des PJ, lors d’un match de Quidditch, pendant un exam, etc. C’était légitime pour le MJ de prendre le contrôle sur la situation dans ces moments-là, car les joueurs n’ont pas de raisons de contredire le fait que leurs PJ vont en cours, mangent au réfectoire, dorment dans un dortoir, etc. C’est un setting qui fourmille de contraintes que le MJ peut utiliser pour cadrer ses scènes et ne jamais forcer les PJ à faire quelque chose qui devrait relever d’une décision des joueurs.
- Pour ce qui est de la manipulation des joueurs, l’idée, c’est d’éviter le coup du commanditaire qui est en fait l’antagoniste et qui roule les PJ dans la farine, et autres effets de manche du MJ. Ainsi que toutes les techniques de manipulation des joueurs qui conduiraient à de l’illusionnisme.
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